Magazine Le Mensuel

Nº 2894 du vendredi 26 avril 2013

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Les pervers narcissiques. Un phénomène en pleine expansion

Ce sont des manipulateurs prêts à tout pour contrôler leurs proies. Affables, charmeurs, séducteurs, flatteurs, les pervers narcissiques placent leurs victimes au centre de toutes les attentions, le temps de les assujettir pour finir par les contrôler au plus haut point. Enquête sur ce nouveau mal du siècle qui touche aussi bien les relations professionnelles qu’amicales ou amoureuses.

«Jean est un bijoutier reconnu, raconte Carole à Magazine. Il a déployé tout son charme pour me séduire. Plus âgé que moi d’une vingtaine d’années, divorcé, père de deux enfants, il a tout fait pour que je l’épouse. Généreux, doux, attentionné… Je me sentais comblée en tant que femme. Ce traitement de choc a duré pendant quelques années, jusqu’au jour où j’ai voulu reprendre mon travail, parce que je m’ennuyais, surtout qu’il ne voulait pas d’enfants de moi, sous prétexte qu’il est âgé. Et là, il s’est transformé littéralement en monstre à deux têtes, alternant entre le froid et le chaud, me déstabilisant à longueur de journée et de nuit: il était d’une froideur émotionnelle glaçante, d’une insatisfaction chronique, me faisant porter la faute du moindre détail le concernant. C’est ainsi qu’un jour, il emprunte ma voiture, pressé et son chauffeur tardant à venir, il la cogne et rentre fou de rage à la maison, me disant que c’est le volume de la radio que j’avais mis très fort qui l’a déconcentré. Devant ma stupeur, il m’enlace, me demande de lui pardonner ses sautes d’humeur. Un autre jour, ce sont ses ventes qui ralentissent du fait du marasme économique et c’est moi qui en paie les frais. Devant les amis, il me traite comme une reine et, une fois chez nous, il me dit que je vais finir par le conduire à la faillite à cause de mes caprices, que je ne valais rien, qu’il m’a tirée de la boue – alors que je travaillais et gagnais très confortablement ma vie –, s’acharnant à détruire ma joie de vivre et mon bonheur. Je n’arrivais pas à le quitter. D’une part, je l’aimais et, d’autre part, quand il dépassait les bornes, il savait si bien me séduire de nouveau que je m’accrochais à lui comme à personne d’autre. Jean est mort après dix ans de mariage et quand je revois notre relation, je me dis que sa mort m’a sauvée du pire», finit par avouer la dame.  
Tous les spécialistes s’accordent à le dire. Jamais les pervers narcissiques, hommes ou femmes soient-ils, ne se sont aussi mieux épanouis qu’à l’époque actuelle. Ils sévissent partout et viennent de tous les milieux sociaux. Qui sont-ils? Que font-ils? Peut-on se libérer facilement de leur influence? Des questions qui s’imposent et auxquelles les spécialistes tentent de répondre. C’est ainsi que chez le pervers narcissique, la relation à l’autre relève de la destruction psychique et de l’exploitation morale. On se sert des autres comme d’un objet. Au début de toute relation, cet autre est encensé, placé sur un piédestal le temps de le ferrer. Et c’est là que les choses deviennent dangereuses, car chacun peut être pris dans ce piège, surtout que la phase de séduction peut se prolonger des années, ce profil de personnes n’ayant ni émotions ni remords.  
«Son ressort profond, lit-on dans un article publié dernièrement et qui brosse le profil du pervers narcissique, est l’absence d’empathie permettant de manœuvrer sans états d’âme, voire avec cruauté, pour transférer à l’autre la psychose et la dépression qu’il cherche à éviter. Cette acrobatie psychiatrique, noyau de sa pathologie, le rend dangereux. Malade sans symptômes apparents, a priori charmant, le pervers narcissique porte un masque».
Marie-France Hirigoyen, psychiatre, psychanalyste et victimologue, a écrit un ouvrage sur le sujet (voir encadré). Selon elle, «dans ce combat pour s’emparer du psychisme de l’autre, les pervers ont forcément l’avantage, car ils ne sont pas encombrés par leurs émotions. Ils font porter aux autres la souffrance et la culpabilité qu’ils ne ressentent pas. Ils ne connaissent pas les limites imposées par un interdit moral, puisque, pour eux, l’autre n’existe pas en tant que personne digne de respect ou de compassion. C’est un simple objet utile, un pion à déplacer. S’ils n’éprouvent pas de culpabilité, ils sont très habiles à culpabiliser les autres par un phénomène de transfert». Le danger réside dans le fait que cette pathologie incurable est en pleine recrudescence et que ces prédateurs sont d’autant plus dangereux qu’ils avancent masqués, n’hésitant pas à se montrer séduisants et affables le temps de placer leurs victimes sous leur coupe. L’un de leurs principaux atouts: l’art de repérer chez l’autre ses failles psychologiques qu’ils ne tarderont pas à exploiter à leur profit.
 
Modus operandi
Les pervers narcissiques fonctionnent presque tous de la même manière.
Phase une: la séduction. Un pervers narcissique déploie tout son charme mettant le monde aux pieds de sa cible. Il emploie un discours enjôleur, fait des promesses incroyables. Il la flatte et lui donne l’impression d’être unique au monde. Cette séduction sans frein a un seul objectif: fasciner l’autre jusqu’à la paralysie. Cette phase peut durer plusieurs années, d’autant plus qu’en parfait manipulateur, le pervers narcissique sait adapter son comportement, ses valeurs et son discours en fonction de sa proie, le temps nécessaire, voire le temps de la placer totalement sous sa coupe. Il n’a aucun problème à feindre certains sentiments qui ne correspondent pas à son profil, le temps d’embobiner sa proie pour en faire ce qu’il veut.
Phase deux: l’emprise. Une fois qu’il est sûr d’avoir pris l’autre entre ses filets, il le (ou la) convainc subtilement qu’il sait mieux que personne ce qui lui convient et est prêt à tous les sacrifices pour gérer sa vie à sa place et l’alléger de son lourd fardeau. Il lui donne l’impression de le (ou la) comprendre, de le (ou la) protéger du monde extérieur, du moindre mal qui peut advenir. Avec lui à ses côtés, rien de dangereux ne peut arriver, assure-t-il. Mise dans un état de dépendance affective inimaginable, la victime se laisse faire, convaincue que ce séducteur ne veut que son bonheur et son bien, qu’il la décharge de tout ce qui pèse ou pourrait compliquer sa vie.
Phase trois: l’assujettissement. Il prend contrôle sur sa victime et la soumet à ses moindres volontés. Il alterne agression et douceur, démonstration de force et fausse soumission. Souvent, dans cette phase, la victime commence à avoir des doutes quant aux intentions de l’autre, mais se laisse faire soit par lassitude, soit pour éviter les conflits, soit parce qu’elle est accro à ce manipulateur au point de tout accepter venant de lui. Il est d’autant plus difficile de se rebeller que le pervers laisse rarement une trace palpable de ses violences psychologiques ou physiques, évitant de harceler ou malmener sa proie devant des témoins.

Danièle Gergès
 

Des ouvrages qui vous veulent du bien
Vu la recrudescence des pervers narcissiques, plusieurs auteurs ont publié des ouvrages qui brossent leur profil et mettent en garde contre leurs abus: Les pervers narcissiques de Jean-Charles Bouchoux, Abus de faiblesse et autres manipulations de Marie-France Hirigoyen, Saccages psychiques au quotidien de Maurice Hurni et Giovanna Stoll, La violence morale au quotidien de Chantal Paoli-Texier, La fabrique de l’homme pervers par Dominique Barbier, Les manipulateurs sont parmi nous par Isabelle Nazare-Aga.
Sur le site de l’Insead, Manfred Kets de Vries, professeur spécialiste du leadership, a pour sa part publié un article, Le psychopathe dans le top management, dans lequel il s’alarme de la présence envahissante des pervers narcissiques au plus haut niveau des entreprises.

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