Jadis inconnu, il sort de l’anonymat pour occuper la scène médiatique. Prenant la tête des manifestations, haranguant la foule, après une lutte de 18 mois et une grève générale ouverte, il remporte une grande victoire en arrachant au gouvernement la transmission au Parlement de l’échelle des salaires dans le secteur public. Portrait de Hanna Gharib, président du Comité de coordination syndical et de la Ligue des professeurs de l’enseignement secondaire public.
Avec son épaisse moustache et ses petits yeux pétillant de malice, il fait penser au héros de la bande dessinée Astérix le Gaulois. Il a, d’ailleurs, quelque chose d’irréductible dans la manière dont il a mené le combat pour faire voter l’échelle des salaires. Dans son bureau d’une grande simplicité, Hanna Gharib nous reçoit et nous témoigne sa gratitude pour ce «geste» de la presse à l’égard des masses laborieuses. Plein d’humour, c’est avec ironie qu’il parle de son enfance misérable et raconte comment il a grandi dans une famille composée de six enfants vivant du salaire de son père, soldat à la retraire.
C’est à Kobbé, à Tripoli, que Hanna Gharib est né. Alors qu’il est en classe de neuvième, son père, soldat dans l’armée, passe à la retraite. La famille est alors contrainte de quitter Tripoli et s’installe à Rahbé, dans le Akkar, son village d’origine. Il quitte l’école orthodoxe qu’il fréquentait à Tripoli et s’inscrit à l’école officielle du village. Il n’y avait plus de place à l’école publique. L’administration avait dû louer une sorte de studio, composé de deux pièces, au bout du village pour les classes de neuvième. «Nous vivions dans des conditions difficiles. Tout était différent pour moi. J’ai senti une chute brutale du niveau social. Tout s’est détérioré dans ma vie d’une manière flagrante», se souvient-il.
Hanna Gharib était un écolier studieux qui obtenait de bons résultats. De cette enfance difficile, il garde encore le souvenir des trajets qu’il faisait à pied, deux fois par jour, jusqu’au sommet du village pour arriver à l’école. «A l’époque, on étudiait jusqu’à quatre heures de l’après-midi. Je rentrais à la maison pour déjeuner et remontais à l’école». Il n’y avait pas de personnel pour nettoyer les locaux, ce sont les élèves qui s’en chargeaient. Sur le chemin de l’école, il y avait un forgeron, et pour les remercier de leur aide à battre le fer, il remettait aux élèves des pierres qu’il chauffait. «On serrait ces pierres très fort entre nos mains pour nous réchauffer les jours de grand froid», se souvient Hanna Gharib. Il lui arrivait souvent de dormir le ventre vide. «Le petit-déjeuner était composé des miettes de pain que l’on trempait dans du thé. Nous étions très heureux les jours où nous buvions du lait dans lequel nous trempions du pain. Le grand luxe c’était les jours où on pouvait manger des galettes avec le lait», confie Gharib.
C’est avec une grande tendresse qu’il parle de sa mère, une femme dotée d’un solide caractère. «Elle avait perdu sa mère à l’âge de cinq ans et ceci l’a rendue très forte. Son père s’était remarié et l’avait placée dans des maisons». Un jour, un ami avait demandé à son père de remettre une lettre à sa dulcinée, ce dernier est tombé amoureux de la jeune fille, devenue plus tard sa femme. «Ma mère tenait absolument à ce que ses enfants soient instruits. C’était elle qui gérait tout. Je me rappelle qu’elle reprisait tous les pulls que nous nous transmettions de l’un à l’autre, mes frères et moi». Elle s’était endettée pour acheter à son mari une machine afin qu’il exerce le métier de cordonnier.
Enfance difficile
Militant dès son plus jeune âge, Hanna Gharib prend part à toutes les batailles. Il participe à la création du club sportif et éducatif au village. «Ce club était destiné aux jeunes du village qui y vivaient en permanence. A Rahbé, il y avait deux catégories de gens. Les riches, qui passaient l’été au village et dont les enfants étudiaient à Beyrouth ou à Tripoli, et les pauvres qui y vivaient été comme hiver». Dans les années 1970, l’activité des clubs était intense. A côté des compétitions, des conférences étaient souvent organisées. «J’ai découvert Karl Marx quand j’étais en troisième», dit Gharib. C’est à Halba qu’il poursuit ses études. Il participe à la grève visant à créer une faculté de médecine à l’Université libanaise. «Nous coupions la route de Halba-Tripoli avec des pierres. La journée de grève nous coûtait cher. Le bus ne pouvant plus passer, on devait refaire à pied les vingt kilomètres séparant Halba de Rahbé».
Lorsque son père tombe gravement malade et qu’il est hospitalisé, la famille n’a pas les moyens de payer la facture de l’hôpital. «J’ai demandé l’aide de mon professeur car le beik du village auquel ma mère a voulu emprunter de l’argent a réclamé la maison en gage. Mon professeur, qui était communiste, a adressé une lettre à un avocat de Tripoli. J’ai pris le bus et j’ai été voir l’avocat qui m’a avancé l’argent. Je suis rentré au village la tête haute, fier d’avoir résolu le problème familial».
Quand il obtient le bac, sa mère lui donne 50 L.L. prélevées sur les 85 L.L., le salaire de son père, et lui dit de se débrouiller. «Je suis descendu à Beyrouth et j’ai loué un lit à Basta». L’Etat organisait un concours pour recruter des enseignants dont il finançait les études en leur payant 200 L.L. par mois pendant cinq ans. «J’ai présenté une demande pour des cours de chimie, car c’était la matière où il y avait la plus forte probabilité d’être accepté. J’ai été sélectionné parmi les vingt personnes requises et ce fut la délivrance! Notre situation sociale s’est alors améliorée et je suis devenu capable d’aider ma famille».
Membre du Parti communiste
Hanna Gharib participe à toutes les revendications sociales et aux grèves. Il travaille à la Confédération de la jeunesse démocratique et s’inscrit au Parti communiste. Il est aujourd’hui membre de la direction du parti. Quand il est licencié de l’école, où il enseignait la chimie, il reçoit 4500 L.L. d’indemnités. «Avec cette somme, j’ai épousé Wafaa Bitar». Ils ont deux enfants, Hala (30 ans) et Walid (29 ans). En 1981, il enseigne dans le secteur public et donne des cours de chimie à l’école officielle Zahia Salman à Bir Hassan, où il continue à le faire encore aujourd’hui. Cette période coïncide également avec le début de son activité sociale. En 1991, la Ligue des professeurs de l’enseignement secondaire public qu’il préside, est créée. «C’était une période riche sur le plan syndical car on luttait pour l’unification des syndicats». Vingt-huit années de sacrifice et de bénévolat dans ce secteur dont sa famille est la première à payer le prix. «Je n’ai jamais eu le temps de m’occuper de ma femme et de mes enfants. Je me sens coupable envers eux et j’ai beaucoup de remords. Mais maintenant, après avoir mené ce combat, j’ai la conscience parfaitement tranquille. J’ai fait beaucoup plus que je ne pouvais et aujourd’hui ma responsabilité est encore plus grande pour concrétiser tout ce qu’on a dit et fait. Beaucoup de gens ont cru en nous et nous ont suivis. Ils ont placé leurs espoirs en nous, nous n’avons pas le droit de les décevoir». Pour Gharib, il est inadmissible qu’assurer une éducation à ses enfants soit un rêve, alors que cela devrait être un droit acquis.
Il manifeste une grande gratitude envers ceux qui l’ont soutenu dans cette campagne et n’oublie pas ceux qui l’ont appuyé et protégé lorsqu’il avait été licencié de l’école Mar Elias-Bettina (où il enseigne six heures de chimie par semaine) pour s’être absenté des cours. Depuis, il a été réintégré dans ses fonctions. Durant tous ces mois de lutte, il n’a pas eu peur pour son poste. Sa seule crainte était l’échec du mouvement de protestation. Dans ce bras de fer, il estime avoir remporté une première manche. «Le gouvernement avait dit qu’il ne cédera pas sous la pression populaire et, finalement, il a cédé quoiqu’une nouvelle bataille se profile à l’horizon pour le vote de la loi sur l’échelle des salaires par le Parlement. C’est également une victoire contre les instances économiques qui ont exercé toutes sortes de pressions pour faire échouer les revendications syndicales. Nous avons gagné la première bataille mais la guerre n’est pas encore finie».
Joëlle Seif
Photos: Milad Ayoub – DR
Nehmé Mahfoud: un ami d’enfance
Etrange destin que celui qui unit Hanna Gharib et Nehmé Mahfoud, tous deux originaires de Rahbé dans le Akkar. Ils ont fréquenté l’école publique du village et ont adhéré au Parti communiste, que Mahfoud a quitté plus tard et dont Gharib fait toujours partie. Ils sont tous les deux membres du même syndicat. «Nous avons grandi ensemble Nehmé Mahfoud et moi et nous avons livré le même combat même si nos lignes politiques sont différentes».
Ce qu’il en pense
-Social Networking: «Je ne suis pas familier avec cette technologie, mais mes enfants m’ont créé une page sur Facebook pour m’aider dans ma campagne. Je ne suis pas sur Twitter non plus».
-Ses loisirs: «Je n’ai plus de loisirs du tout. Dans le temps, j’aimais la chasse et la marche dans la nature. Actuellement, j’aspire uniquement au repos. Je suis très fatigué physiquement et moralement. Je suis très heureux lorsque le téléphone ne sonne pas».
-Sa devise: «La franchise et l’honnêteté. Avoir une bonne réputation. Je ne possède rien d’autre que mon nom et je veux qu’il reste propre».