L’Egypte traverse des jours difficiles et c’était prévisible. Peut-on destituer le chef de l’Etat, suspendre la Constitution et mettre en place une Feuille de route sans en payer le prix?
Tout a commencé le 30 juin quand des millions d’Egyptiens (30 millions selon la CNN) sont descendus dans la rue pour demander le départ de Mohammad Morsi et la tenue d’une élection présidentielle anticipée. Nul ne s’attendait à une telle affluence, pas même les organisateurs. C’est la manifestation la plus importante de l’histoire de l’Egypte. Pour certains commentateurs, c’est la manifestation la plus importante de l’histoire de l’humanité.
Le 1er juillet, en début d’après-midi, un communiqué militaire est diffusé par tous les médias. Ses termes sont précis: «Si les revendications du peuple ne sont pas satisfaites en 48 heures, les Forces armées annonceront une Feuille de route, et des mesures pour superviser sa mise en œuvre». Place Tahrir, les manifestants explosent de joie: «Morsi n’est plus notre président. Sissi avec nous».
Mohammad Morsi n’abandonne pas la partie. Il invoque sa légitimité et se pose en garant de la «réconciliation nationale» et de la «paix sociale». Il semble oublier que depuis le 22 novembre 2012, depuis le «coup d’Etat constitutionnel» par lequel il s’est accordé les pleins pouvoirs, il n’y a plus de dialogue possible avec l’opposition.
Les tractations politiques sont stériles et six ministres quittent le gouvernement dirigé par Hicham Kandil.
Le 3 juillet est désormais une date à retenir dans l’histoire de l’Egypte. Le délai est écoulé. A 17h, le général Abdel-Fattah el-Sissi, ministre de la Défense et commandant en chef de l’armée, tient une réunion avec des personnalités politiques et religieuses pour mettre au point la Feuille de route.
A la place Tahrir, à la place Ittihadiya et dans toutes les villes et gouvernorats d’Egypte, des millions de citoyens attendent l’épilogue de cette rencontre. Les discussions seront longues. Enfin à 21h, le général Sissi lit à la télévision le communiqué de l’armée. Le texte déclare qu’après l’expiration du délai imparti au chef de l’Etat, Mohammad Morsi est déchu et assigné à la résidence de la garde présidentielle.
Le général poursuit sa lecture tandis que les télévisions montrent les personnalités qui ont participé à la discussion: Mohammad el-Baradeï, coordinateur du Front du salut national et représentant du Front du 30 juin, dont le mouvement Tamarrod (rébellion) est la principale composante; le cheikh Ahmad el-Tayyeb, grand imam d’al-Azhar, le pape copte-orthodoxe Tawadros II, plusieurs jeunes membres de Tamarrod. Nombre d’officiers supérieurs sont également présents.
Les grandes lignes de la Feuille de route répondent aux vœux de l’opposition et à ceux de l’armée. La Constitution est suspendue. Il est décidé que le président de la Haute Cour constitutionnelle (HCC) sera le président par intérim de la République pendant la période transitoire, et devra gérer les affaires du pays. Il prêtera serment jeudi matin devant les membres de la HCC. Une élection présidentielle anticipée sera organisée, un gouvernement national, fort et compétent, disposera de prérogatives totales pour gérer le pays. Un comité représentant tous les courants de la société sera chargé d’amender la Constitution dans le sens souhaité par les laïcs, les libéraux, al-Azhar et l’Eglise.
Un rôle pour les jeunes
Toutes ces revendications étaient à l’ordre du jour, mais la Feuille de route va plus loin. Elle recommande l’adoption de mesures exécutives pour intégrer les jeunes aux institutions de l’Etat en leur accordant la fonction d’assistants de ministres, de gouverneurs…
Les auteurs de la Feuille de route ne veulent pas exclure les Frères musulmans de la gestion du pays. Une disposition très importante demande la formation d’un «Comité de réconciliation nationale» qui serait composé de personnalités jouissant d’une large crédibilité et représentant les divers courants de la société.
En finale, les Forces armées appellent le peuple égyptien à éviter toute violence et à respecter le caractère pacifique des manifestations.
Le général Abdel-Fattah el-Sissi, un militaire âgé de 59 ans, et qui passe aujourd’hui pour l’homme fort de l’Egypte, lit le communiqué d’une voix calme, dénuée de toute passion. A aucun moment, il ne donnera le sentiment d’être heureux ou de triompher. Il cède ensuite la parole à ses interlocuteurs privilégiés.
Mohammad el-Baradeï déclare que la Feuille de route vise à «remettre la révolution de janvier 2011 sur les rails». Le grand imam l’approuve en déclarant: «C’est la solution la moins pénible pour sortir le pays de la crise». De son côté, le pape Tawadros dit que la Feuille de route «a été élaborée par des personnalités honorables et a fait l’objet d’un consensus».
Le 3 juillet 2013 marque la naissance d’une Egypte nouvelle, qui se veut moderne, libérale et non théocratique.
Sur toutes les places du pays, la joie s’exprime par des vivats, des feux d’artifice, des klaxons de voitures… jusqu’à l’aube. Les citoyens s’embrassent et échangent des mabrouks.
Le lendemain, peu de journaux paraissent. Al-Ahram (presse gouvernementale) titre: Destitution du président par la légitimité nationale, tandis que le journal indépendant, à grand tirage, Al-Masri el-yom déclare: Morsi a été destitué sur ordre du peuple.
La presse internationale décide d’ignorer l’action du peuple égyptien et annonce que le président Morsi a été destitué par un coup d’Etat militaire. C’est aussi l’interprétation des Frères musulmans, mais ce n’est pas celle des nationalistes égyptiens.
Le 4 juillet, de nombreux pays arabes, à commencer par l’Arabie saoudite, adressent leurs félicitations à l’Egypte. Aux Etats-Unis, le Département d’Etat ne voit pas un coup d’Etat dans la remise du pouvoir au président de la HCC. Au nom de l’Union européenne, Catherine Ashton adopte la même analyse.
Dans la matinée, Adly Mansour prête le serment constitutionnel devant ses pairs. Ce président p.i., inconnu du grand public, est un juriste d’une grande compétence, qui a notamment été admis avec succès à l’Ena. Il souhaite commencer sans délai sa mission transitoire. Son premier acte sera de dissoudre le magliss el-Chaab (sorte de Sénat), qui a été invalidé deux semaines plus tôt par la HCC. Il lui faut ensuite se concerter avec les chefs de partis politiques pour choisir un Premier ministre, et former un gouvernement de technocrates susceptible de remettre l’Egypte sur les rails.
Une question d’une importance majeure se pose à ce stade. Les Frères musulmans et les islamistes souvent radicaux, vont-ils permettre cette renaissance de l’Egypte?
La réponse est négative et cela va de soi. L’objectif des islamistes est de détruire les acquis de cette seconde révolution. Dans la soirée du 4 juillet, les accrochages, déclenchés par les islamistes armés, commencent au Caire et dans une dizaine de gouvernorats: Alexandrie, Port-Saïd, Suez, Ismaïliya, Louxor…
Vendredi, à l’heure de la prière, Mohammad Badie, le guide suprême des Frères musulmans, se rend dans le quartier de Rabia el-Adawiya, sit-in des islamistes, et prononce un discours enflammé. Il appelle ses partisans à lutter pour rétablir Mohammad Morsi, une «revendication inaliénable»… Il déclare d’une voix forte: «Dieu soutiendra les fidèles qui sont plus forts que les balles et les blindés de l’armée». Il attaque aussi le pape Tawadros qui s’est rangé aux côtés des militaires.
Après ce discours, la violence monte de plusieurs crans au Caire et dans les provinces. Les Coptes font les frais des accusations contre Tawadros. Un prêtre est assassiné en Haute-Egypte et des églises sont attaquées.
Des mandats d’arrêt sont lancés contre Mohammad Badie et Mohammad Beltagui pour «incitation au meurtre» et fourniture d’armes à leurs partisans. Sous le même motif, Khayrat el-Chater, l’adjoint du guide suprême, Saad el-Katatni, chef du parti de la Liberté et la Justice, vitrine politique des Frères musulmans, Mahdi Akef (l’ancien guide suprême), Hazem Abou Ismaïl… se retrouvent sous les verrous.
Les Egyptiens qui militent pour la liberté décident d’organiser une manifestation d’envergure le 7 juillet. Elle aura pour titre: «Protéger les acquis et la légitimité révolutionnaire».
Le blocage politique est l’autre moyen de bloquer les institutions. Le président Adly veut confier à Mohammad el-Baradeï la charge de Premier ministre. Mais le parti salafiste al-Nour s’oppose avec force à cette nomination sous un prétexte religieux: «Ce laïc fera perdre à l’Egypte son identité musulmane». Samedi soir, Baradeï est pratiquement nommé mais, à l’aube, sa nomination est suspendue.
Le dimanche 7 juillet, des millions de manifestants occupent toutes les places du Caire et des grandes villes. Ils ne veulent pas qu’on leur vole leur révolution. Les slogans sont les mêmes: «Vive l’Egypte»… «Vive Sissi»… «Le peuple et l’armée main dans la main»… Ils sont furieux de voir que certaines personnalités occidentales et américaines donnent à leur action l’appellation de «coup d’Etat militaire». Un homme furieux s’écrie: «Que les Américains disent ce qu’ils veulent, nous avons gagné, c’est l’essentiel. Nous nous sommes débarrassés des Frères musulmans». D’autres, plus cultivés, expliquent: «Les Américains sont furieux parce que l’Egypte a détruit leur projet de Grand Moyen-Orient».
Quelques heures plus tard, le lundi à 3h45, un drame bouleverse la situation. Les islamistes, qui campent près du quartier général de la garde républicaine, auraient été attaqués par l’armée vers la fin de la prière du matin. Les militaires ont une version bien différente. Ils affirment avoir été agressés par une foule qui tentait d’escalader les grilles du club, jetait des pierres et des cocktails Molotov, et tirait des coups de feu. Un officier a été tué d’une balle dans la tête.
La répression a été sanglante. On comptait lundi 51 morts et 435 blessés.
Les Frères musulmans ont promis une vengeance sanglante et des manifestations monstres à travers toute l’Egypte.
Le grand imam d’al-Azhar a exigé la fin de la violence, une réconciliation nationale, la libération des prisonniers politiques et la fin dans six mois de la période transitoire.
Mardi matin, le président Adly Mansour a annoncé que les travaux d’amendement de la Constitution commenceraient sous peu et seraient suivis d’élections législatives.
La voix de la paix pourrait l’emporter contre les appels à la violence.
Denise Ammoun, Le Caire
Les dates-clés
♦ 30 juin 2013: 30 millions d’Egyptiens
réclament une élection présidentielle anticipée.
♦ 3 juillet: adoption de la Feuille de route
élaborée par l’armée et l’opposition.
♦ 4 juillet: le président p.i. de la République Adly Mansour prête serment.
♦ 7 juillet: des millions d’Egyptiens manifestent pour sauver la révolution.
♦ 9 juillet: le président p.i. lance la Feuille
de route.