L’enlèvement des pilotes turcs sur la route de l’aéroport ramène Beyrouth aux années 80, celles de la guerre, lorsque la ville était devenue la capitale des rapts d’Occidentaux, perpétrés par des organisations gravitant autour de l’orbite de Téhéran.
L’époque fleure les réminiscences d’un autre temps, celui des années 80, la décennie noire au cours de laquelle le monde entier a appris à placer le petit Liban sur un planisphère. Beyrouth capitale du terrorisme, plongée dans la guerre des autres, voilà ce que l’on disait à l’Ouest en cette époque maudite. La guerre diplomatique bat son plein, l’OLP est prise en grippe, l’Iran et la révolution islamique étendent leurs tentacules et les communautés libanaises s’écharpent. Beyrouth, sa ligne de démarcation, ses combats acharnés, ses attentats meurtriers et ses enlèvements incessants. Aujourd’hui, les kidnappeurs ont des clans qui portent leur nom de tribu en étendard. Hier, les preneurs d’otages s’appelaient Jihad islamique ou Organisation de la justice révolutionnaire (OJR), des groupuscules qui grossiront et qui deviendront plus tard, après recadrage de Téhéran, des partis chiites libanais plus puissants et mieux structurés. Leurs cibles de choix: les Occidentaux, diplomates et journalistes, utilisés comme monnaie d’échange contre les grandes puissances ennemies. Lieu de capture privilégié, la route de l’aéroport, d’où, forcément, ils viennent et partent.
Manifeste politique de résistance
Le premier coup d’éclat date de 1982. Pour répondre à l’enlèvement, deux semaines plus tôt, de quatre diplomates iraniens au barrage des Forces libanaises à Madfoun, le Jihad islamique kidnappe David Dodge, figure éminente des Etats-Unis au Liban et président de l’Université américaine de Beyrouth (AUB). Il sera libéré un an plus tard. La mécanique des otages se met en place. Les organisations téléguidées par l’Iran s’attaquent aux Etats-Unis, parrains d’Israël qui vient de lancer son offensive au Liban. De nouvelles entités font leur apparition comme le Hezbollah, les Pasdarans ou les Gardiens de la Révolution. D’un côté, on se restructure, de l’autre, on peaufine sa doctrine. Les Etats-Unis ne négocient pas avec les terroristes. Ils en paieront le prix. Le 23 octobre 1983, un attentat au camion piégé provoque la mort de 241 Marines postés près de l’aéroport de Beyrouth autour duquel les organisations chiites se rassemblent.
Au début des années 80, ces groupuscules multiplient les attentats suicide et les enlèvements. 1984 est une année fertile. Les Américains sont dans le collimateur. Le 11 février, Frank Regier, professeur à l’AUB, est enlevé. Un mois plus tard, Jeremy Levin, chef du bureau de la CNN à Beyrouth et William Buckley, diplomate de couverture et chef de l’antenne de la CIA au Liban, sont enlevés à leur tour. Mai 1984, le presbytérien Benjamin Weir est kidnappé dans les rues de Beyrouth. Dans leurs témoignages, ces ex-otages racontent le même mode opératoire. Une voiture banale s’arrête à leur hauteur. A l’intérieur, deux ou trois hommes armés. Sous la menace, la cible est prise au piège. La durée de captivité varie en fonction des intentions des ravisseurs, qu’il s’agisse de libérations de prisonniers, de livraisons d’armes ou de revendications symboliques. Certains sont restés captifs quelques jours, d’autres quelques semaines. Les plus malchanceux ont pu rester prisonniers jusqu’à une dizaine d’années. Toutes les cibles sont choisies avec le plus grand soin.
Outil de pression
La plupart des enlèvements perpétrés en 1984 répondent à la sentence des autorités koweïtiennes contre trois chiites libanais, dont Moustafa Badreddine, lié à Imad Moughnié, condamné avec 25 autres personnes pour avoir organisé, en décembre 1983, un attentat suicide contre l’ambassade américaine du pays. Rebelote un an plus tard. Décembre 1984, un membre du Hezbollah, Hossein Tallat, est arrêté à l’aéroport de Zurich en Suisse avec des explosifs en sa possession. 3 janvier 1985, le chargé d’affaires suisse, Eric Wehrli, est enlevé à Beyrouth et relâché quatre jours plus tard. A chaque prise d’otages, sa motivation. Mais quelquefois, les négociations prennent des tournures étonnantes. En février 1985, Jeremy Levin échappe à ses ravisseurs dans la vallée de la Békaa. Quelques heures plus tard, les commanditaires indiqueront qu’ils l’ont laissé s’échapper. Plusieurs jours après, Washington remerciera la Syrie pour son rôle dans cette affaire.
La France ciblée
A partir de 1985, les ravisseurs changent de cibles. Leurs proies deviennent françaises. Le 22 mars, à quelques mètres de l’ambassade de France, Marcel Carton, chef du protocole, et Marcel Fontaine, vice-consul au Liban, sont interceptés. Deux mois plus tard, Jean-Paul Kauffmann, reporter à L’Evénement du Jeudi et Michel Seurat, chercheur du CNRS, spécialiste du Proche-Orient, sont enlevés à la sortie de l’aéroport. La presse titre L’affaire des otages du Liban. Les observateurs, qui ont cerné les motivations des preneurs d’otages, soulèvent deux hypothèses. Publiquement, tous ces enlèvements sont revendiqués par le Jihad islamique qui exige la fin de l’aide française à l’Irak, alors en guerre contre l’Iran. Mais des journalistes d’investigation s’intéressent à une autre piste, celle du contentieux entre Paris et Téhéran concernant le consortium d’enrichissement d’uranium Eurodif. Pendant trois ans, Paris se retrouve pieds et poings liés dans le bourbier libanais.
Février 1986, Marcel Coudari est kidnappé. Mars 1986, une équipe d’Antenne 2 se rend au Liban pour une enquête sur cette affaire. Alors qu’ils filment une manifestation du Hezbollah, Philippe Rochot, Georges Hansen, Aurel Cornéa et Jean-Louis Normandin sont enlevés manu militari. 7 mai 1986, Camille Sontag grossit le contingent d’otages français. 13 février 1987, c’est au tour du journaliste Roger Auque d’être intercepté. Rochot et Hansen sont relâchés le 20 juin, Coudari et Sontag sont libérés le 11 novembre et Cornéa, le 24 décembre. Auque est libéré neuf mois après son enlèvement. Durant cette année, les journaux télévisés français font le décompte des jours de captivité, un dispositif reconduit depuis à chaque enlèvement de ressortissants français. Alors que les USA restent droits dans leurs bottes, la France semble moins réfractaire à certaines concessions pour obtenir la libération de ses otages.
Lorsque le 5 mai 1988, Kauffmann, Carton et Fontaine sont libérés, le versant économico-diplomatique de l’affaire, dite Pasqua-Marchiani, des noms respectifs du ministre français de l’Intérieur de l’époque et du négociateur en charge du dossier, défraye la chronique. Pour autant, les ravisseurs n’ont pas abandonné leurs cibles anglo-saxonnes. Le 17 avril 1986, le caméraman britannique John McCarthy est enlevé pour n’être libéré qu’en 1991. Terry Waite, envoyé spécial de l’archevêque de Canterbury et principal médiateur dans l’affaire des otages occidentaux, est enlevé le 20 janvier 1987 et libéré le 18 novembre 1991. Les Américains Jesse Turner, Alan Steen et Robert Polhill, enseignants au Beirut University College (BUC), sont enlevés le 24 janvier 1987 et libérés, respectivement, en octobre 1991, le 3 décembre 1991 et au printemps 1990.
Depuis le début des années 90, fin de la guerre civile, la mécanique de l’enlèvement a changé de nature. Aujourd’hui, les clans enlèvent pour obtenir rançon, souvent juteuse, les familles parant au plus pressé. L’affaire des pilotes de la Turkish Airlines ravive de bien mauvais souvenirs.
Julien Abi Ramia
Morts tragiques
Dans cette liste d’otages, qui compte près de 200 personnes, certains d’entre eux n’ont pas pu échapper à la mort. William Buckley,
troisième secrétaire de l’ambassade des
Etats-Unis à Beyrouth, a été torturé et exécuté. Pour Michel Seurat, la fin est tragique. Sa mort est annoncée le 5 mars 1986. Son corps ne réapparaîtra qu’en octobre 2005. Sa dépouille est retrouvée dans la banlieue sud de
Beyrouth, recouverte d’un simple drap de laine, puis formellement identifiée par des tests ADN. Sa fille, Marie Seurat, avance la thèse d’une mise en scène du Hezbollah: «Quand les FSI ont retrouvé, il y a quelques semaines, le corps de Michel, sa dépouille était enveloppée dans un lainage demeuré intact. Comment est-ce possible que ce drap soit resté en l’état, alors que Michel reposait depuis vingt ans dans une zone humide près de la mer, non loin de l’aéroport au sud de Beyrouth? […] Il y a l’Iran, certes, mais il y a aussi des Libanais. Et qu’on ne vienne pas me dire qu’on ne les connaît pas, ils sont au Parlement…».