Perpétré par leurs ravisseurs pour forcer la Turquie à accélérer la libération des pèlerins chiites d’Aazaz, l’enlèvement des deux pilotes a surtout conduit Ankara à revoir ses liens avec les autorités libanaises, mises en porte-à-faux par les familles des otages.
Vendredi 9 août, à trois heures du matin. Cinq des sept membres d’équipage du vol TK828 de la Turkish Airlines qui ont atterri à Beyrouth dans la journée, au terminal 16, sont déjà retournés à Istanbul, sur le vol retour de 16h30. Les deux autres, le capitaine Murat Akpinar et son copilote Murat Agca s’apprêtent à passer la nuit à l’hôtel. Ils quittent l’aérogare dans une petite navette que conduit Maher Mohammad Zeaïter, un vieil homme de 72 ans, accompagné de son petit-fils de 12 ans. Direction le luxueux Radisson Blu Martinez Hotel à Aïn el-Mreissé, arrêt privilégié du personnel de bord de la compagnie turque à Beyrouth. Lorsque le mini-van croise le barrage militaire sur la voie opposée, les deux pilotes ne remarquent sans doute pas la BMW X3 couleur argent et la Kia Picanto noire qui s’apprêtent à leur barrer la route, juste avant l’échangeur du pont de Cocody qui mène au centre-ville de Beyrouth. Des deux véhicules, sortent six hommes armés. Tétanisé, Maher a le réflexe de prendre son petit-fils dans ses bras comme pour le protéger. Les enquêteurs concluront que le chauffeur, employé modèle de l’hôtel depuis treize ans, est étranger à cette affaire. Les hommes armés ont une autre cible. Ils se dirigent sur les côtés du minibus, ouvrent la portière et emmènent les deux pilotes. A peine la parenthèse du Ramadan refermée, la série des enlèvements reprend.
La plaie des otages
L’Armée libanaise arrive rapidement sur les lieux du kidnapping. Marwan Charbel prévient tout de suite l’ambassadeur de Turquie au Liban, Inan Ozyildiz et les autorités à Ankara. Le ministre de l’Intérieur sait déjà de quoi il en retourne. Des ressortissants turcs enlevés sur la route de l’aéroport? Le lien avec l’affaire d’Aazaz est vite fait. Ces dernières semaines, les familles des pèlerins chiites, enlevés en mai 2012 près d’Alep, ont multiplié les actions coup de poing contre les intérêts turcs au Liban. Elles reprochent à Ankara, au mieux de couvrir les ravisseurs, au pire d’avoir commandité l’enlèvement de leurs proches pour des raisons politiques liées à la crise syrienne. Les médiations menées par le directeur de la Sûreté générale, Abbas Ibrahim, au nom de l’Etat libanais, et le cheikh Abbas Zougheib, chargé par le Conseil supérieur chiite de suivre l’affaire, n’ont eu que peu de résultats. Jusqu’à présent, seuls deux des onze pèlerins ont été rapatriés. Les familles des otages, qui battent le pavé depuis plus d’un an, ont maintes fois exprimé leur impatience.
Sentant souffler le vent des soupçons contre les familles, le cheikh Zougheib est l’un des premiers à prendre la parole. Il niera toute implication des proches des otages. «Nous encourageons un tel acte, dit-il, car cela fera un an que nos proches sont enlevés et les Turcs continuent de jouer avec nos nerfs. Nous condamnons tout enlèvement. Mais si la capture du pilote et du copilote vise à faire pression sur la Turquie pour accélérer la libération de nos proches, alors nous la soutenons». Daniel Cheaïb, porte-parole des familles, nie, lui aussi, toute responsabilité. Ce double langage ne fait pas les affaires des autorités libanaises qui doivent gérer la colère des familles et ménager les sensibilités de leurs homologues turcs. Un exercice de funambule que la présence des clans, gravitant dans l’orbite des familles de pèlerins, ne fait que compliquer. Et l’enlèvement des pilotes turcs n’arrange évidemment en rien les choses, d’autant que la réaction d’Ankara ne s’est pas fait attendre.
La Turquie victime
«Au vu de la situation actuelle, il conviendra pour nos concitoyens d’éviter, sauf impératif vital, tout voyage au Liban», a indiqué le ministère turc des Affaires étrangères dans un communiqué diffusé sur son site Internet, quelques heures après l’enlèvement. «Il est suggéré à nos concitoyens, se trouvant encore au Liban, de retourner en Turquie s’ils le peuvent, ou de prendre, s’ils doivent rester, toutes les mesures pour leur sécurité personnelle et d’être vigilants». Des contacts au plus haut niveau des deux Etats sont rapidement pris. Le président Michel Sleiman s’est entretenu par téléphone avec son homologue Abdullah Gül et, de son côté, le chef de la diplomatie turque Ahmet Davutoglu s’est entretenu avec le Premier ministre Najib Mikati et le président du Parlement Nabih Berry. Le message de Beyrouth est clair, «des démarches seront entreprises pour libérer les pilotes», car les autorités des deux pays savent à qui elles ont affaire.
Dix heures après l’enlèvement, la chaîne de télévision al-Jadeed reçoit un message de revendication signé par «les pèlerins de l’imam Rida», un groupuscule qui, deux ans auparavant, avait déjà enlevé un ressortissant turc. «Les Turcs resteront nos hôtes jusqu’à ce que les otages d’Aazaz soient libérés. Les pèlerins reviennent, les pilotes sont relâchés», dit le communiqué. Ankara prend alors un train de mesures portant sur ses intérêts au Liban. Bien que la force onusienne ait indiqué, par la voix de son porte-parole Andrea Tenenti, que la décision d’Ankara était antérieure à l’enlèvement, le gouvernement turc a décidé de réduire drastiquement son contingent au sein de la Finul. 280 soldats partent, seuls 58 restent. Autre mesure de rétorsion, la fermeture provisoire des centres commerciaux et culturels turcs du pays, étroitement surveillés depuis par l’armée et les Forces de sécurité intérieure (FSI). Cela concerne par exemple les bureaux de la Turkish Airlines du centre-ville de Beyrouth, pris pour cibles par le passé par les familles des otages d’Aazaz.
L’Etat pare au plus pressé
Ankara a même envoyé une liste exhaustive des touristes et des ressortissants turcs présents sur le territoire libanais aux responsables sécuritaires libanais. Mais l’enquête diligentée par le procureur Samir Hammoud a pris, en ce début de semaine, une tout autre tournure. D’abord, le discours des familles a radicalement changé à la fin du week-end. «Si l’Etat s’en prend à eux [les ravisseurs], nous répondrons dans le sang», a-t-on fini par entendre. Ensuite, de nouveaux sit-in devant les bâtiments relevant d’intérêts turcs à Beyrouth ont été annoncés. Mais c’est l’arrestation de Mohammad Saleh qui a mis le feu aux poudres. Ce proche de l’un des otages d’Aazaz a été interpellé suite à un appel téléphonique, retracé par les FSI. En réponse, les proches des otages ont accordé aux services des renseignements des FSI un ultimatum pour sa libération. Les autorités libanaises font tout pour éviter une escalade.
Marwan Charbel, d’un optimisme béat, explique que l’issue de cette affaire sera positive. Certaines sources indiquent qu’il aurait contacté Samir Ammouri, l’un des ravisseurs d’Aazaz, afin qu’il accélère la libération des otages. Un coup d’épée dans l’eau. Signe de l’escalade, les déclarations de Hayat Awaly, mère d’un des neuf otages: «Tout ressortissant turc dans la banlieue sud ou au centre-ville de Beyrouth est une cible pour les familles des otages».
Le ministre des Affaires étrangères, Adnan Mansour, a assuré cette semaine que le Liban officiel n’acceptait aucune opération d’enlèvement, quelle qu’en soit la partie responsable. Il a également affirmé aussi que les autorités sécuritaires poursuivent leurs efforts en vue de la libération des deux pilotes turcs. De son côté, Ankara n’apprécie pas la façon dont toute cette affaire évolue. Mansour a reçu un appel téléphonique de son homologue turc, Ahmet Davutoglu, qui lui a fait part de sa «grande inquiétude quant aux répercussions négatives du rapt des pilotes turcs sur les relations bilatérales».
L’affaire n’en est qu’à ses balbutiements. Aprement défendu par les familles des otages, Mohammad Saleh aurait pourtant avoué son implication, et même livré d’autres noms. L’Etat libanais se contente, impuissant, de certifier qu’il ne permettra pas que la route de l’aéroport soit bloquée. Quitte à ne rien faire d’exceptionnel, sauvons les apparences.
Julien Abi Ramia
Les relations commerciales?
Bien que Adnan Mansour estime que la Turquie ne prendra pas de sanctions contre le Liban, les répercussions économiques de l’affaire pourraient être inquiétantes. Pour le ministre démissionnaire du Tourisme, Fadi Abboud, le rapt aura des conséquences négatives sur la situation touristique du pays. Selon les chiffres livrés par le service des douanes, entre 2010 et 2011, les importations turques à destination du Liban ont augmenté de 36,4%, à 945,2 millions de dollars. Les exportations libanaises vers la Turquie ont, elles aussi, connu une hausse de 14,4%, à 281,8 millions de dollars. Signe de ces bons chiffres, l’implantation en Turquie d’Odeabank, filiale de la Banque Audi, première banque étrangère à décrocher une licence d’exploitation accordée par l’Agence turque de régulation et de surveillance bancaire depuis 15 ans, qui comptera à la fin de l’année une trentaine d’agences et un millier d’employés.