Magazine Le Mensuel

Nº 2925 du vendredi 29 novembre 2013

general

Amin Maalouf. Ma patrie l’écriture

Amin Maalouf est une fierté nationale. Il porte très haut le nom et l’image du Liban. Pourtant, ni son élection à l’Académie française, ni le prestigieux prix Goncourt, ne l’ont rendu imbu de lui-même. Journaliste puis écrivain, doté d’identités multiples, il a choisi l’écriture, pour plus qu’un refuge, une patrie. Portrait.

C’est à la Résidence des Pins que nous avons rencontré Amin Maalouf. Malgré la multitude de rendez-vous et un emploi de temps surchargé, il reste d’une grande amabilité et répond à toutes nos questions. Avec le sourire, il prend même le temps de s’arrêter pour une pose photo en compagnie de son épouse. Courtois, il ne joue jamais à la star capricieuse.
On dit que le journalisme mène à tout, à condition d’en sortir. Né dans une famille de journalistes, profession qu’il a exercée pendant des années, Amin Maalouf n’en est jamais véritablement sorti. Il en a gardé les réflexes. «Depuis que je suis enfant, je m’intéresse de très près à l’actualité. Lorsqu’on me demandait si j’avais fait des études de journalisme, je répondais immanquablement que je n’en avais pas eu besoin. J’avais 6 ou 7 ans lorsque mon père m’emmenait avec lui à l’imprimerie. J’ai grandi dans ce milieu», confie Amin Maalouf. En regardant en arrière, il se rappelle de l’un de ses plus beaux souvenirs d’enfance, dans les années 50, lorsque son père l’emmenait avec lui et qu’il l’attendait dans les bureaux du quotidien al-Jarida. «Nous allions ensuite manger à Souk el-Tawilé, où régnait le vieux Ajami. C’étaient des instants de vrai bonheur».
En 1971, il intègre le quotidien an-Nahar. «J’ai été contacté par Ghassan Tuéni, un ami à mon père. Je devais me marier, mais je ne travaillais pas encore. Tuéni me propose alors un poste dans son journal, surpris de me voir me marier sans encore travailler. C’est venu tout naturellement. J’ai grandi dans cet univers que je connaissais». C’est avec passion qu’il fait ses débuts dans le journalisme. «J’ai beaucoup voyagé pour an-Nahar. J’ai été en Inde où j’ai rencontré Indira Gandhi, au Bangladesh, en Ethiopie et à Saigon, à la fin de la guerre du Viêtnam», se souvient Maalouf.
C’est de la fenêtre de son appartement qu’il assiste à la fusillade contre le bus de Aïn el-Remmané. «J’étais en compagnie de mon épouse Andrée quand nous avons entendu les tirs. Nous nous sommes protégés derrière le mur. Au bout de quelques instants, les tirs se sont arrêtés. J’ai regardé par la fenêtre et j’ai vu les cadavres au sol. Ce fut le début de cette terrible période que nous connaissons». Ils passent alors la nuit dans le sous-sol de l’immeuble et le lendemain ils quittent l’appartement. «Je n’arrivais plus à aller au journal, la traversée entre les deux secteurs de la ville étant difficile».
En 1976, il décide de s’éloigner. «Je suis parti en France et, quelques mois plus tard, je suis rejoint par ma femme et mes trois enfants». Il trouve un travail dans Jeune Afrique. Il a 27 ans et entame une nouvelle vie en France. «Je faisais, de fait, la même chose qu’au Liban. J’avais moins l’habitude d’écrire en français, mais je n’ai eu aucun mal à m’y mettre», se souvient l’écrivain. Au bout de quelque temps, il se pose des questions et se demande ce qu’il allait faire. «J’ai traversé une période d’hésitation. Je n’étais plus sûr que je voulais continuer au journal». Revenant sur ses débuts en France, Amin Maalouf confie dans l’une de ses interviews: «C’est un cadeau que nous fait la vie quand elle nous oblige à repartir de zéro. Bien entendu, il est difficile de vivre avec sérénité le moment même. Il est difficile de ne pas souffrir. Mais, avec le recul, on découvre que la monotonie est un ennemi insidieux devant lequel on capitulerait si la
Providence n’intervenait en souveraine perturbatrice, dit-il avec philosophie. Pour moi, changer de pays, changer de langue, recommencer à vivre dans un tout autre univers, avec d’autres repères, d’autres collègues, d’autres amis, a été une extraordinaire aventure, même si elle avait les apparences de la vie ordinaire, des horaires de bureau, des articles en retard et des tracas quotidiens. Si je n’avais pas été contraint de quitter mon pays, je n’aurais probablement pas consacré ma vie à l’écriture. Il a fallu que je perde mes repères sociaux, et toutes les ambitions liées à mon milieu, pour que je cherche refuge dans l’écriture. Il m’arrive de dire que ma patrie est l’écriture, c’est vrai. Les autres patries ne sont que des lieux d’origine, l’écriture est le lieu d’arrivée, c’est là que je me suis établi, c’est là que je respire, c’est là que je mourrai».
A ce moment précis où les doutes s’installent en lui, un ami lui parle des croisades et lui demande s’il existait un livre qui en parlait d’un point de vue arabe. «Il m’a demandé si je ne voulais pas écrire un livre qui traite du sujet et m’a mis en contact avec un éditeur». C’est ainsi qu’en 1981 il travaille sur son premier livre Les croisades vues par les Arabes, qui sera publié en 1983. «Lorsque j’ai terminé ce livre, je ne savais pas si j’allais me consacrer à l’écriture. J’avais surtout envie d’écrire des romans». Dès la publication des Croisades vues par les Arabes, il se lance dans la rédaction de Léon l’Africain. «C’est là que le changement a véritablement eu lieu. Avec mon premier livre, je n’étais pas encore certain que je voulais écrire. Mais avec Léon l’Africain, j’ai réalisé que c’était exactement ce que je voulais faire. J’ai compris alors que, désormais, je consacrerai ma vie à l’écriture et, en particulier, aux romans. C’était en 1984. C’était ce que j’avais envie de faire et, depuis trente ans, ce sentiment n’a plus jamais changé ou varié», confie l’auteur.
Il obtient, en 1993, le prestigieux prix Goncourt pour son roman Le rocher de Tanios, qui a pour trame les montagnes libanaises de son enfance. A aucun instant, cette réussite ne lui monte à la tête. Il aura même à cette occasion ces quelques mots: «Les moments forts, il ne suffit pas de les vivre, il faut aussi pouvoir leur survivre. Pour cela, j’étais constamment vigilant et lucide. J’avais constamment les yeux rivés sur l’après-Goncourt».
C’est à cette époque qu’il prend l’habitude de se retirer plusieurs mois par an dans une petite maison de pêcheur, sur l’île d’Yeu, pour y écrire. Dans Les échelles du Levant, en 1996, il parle pour la première fois de la guerre du Liban. A partir de cette époque, Le Liban sera un thème de plus en plus présent dans son œuvre. Il publie en 1998 son deuxième essai, Les identités meurtrières, pour lequel il obtient, en 1999, le prix européen de l’essai Charles Veillon.
Dans son livre Les désorientés, Amin Maalouf écrit cette fameuse phrase: «Parce qu’ils ont une religion, ils se sentent dispensés d’avoir une morale». Pour l’écrivain, la religion n’occupe pas la place qu’elle devrait avoir. «Elle occupe une place excessive, alors qu’elle devrait être un guide spirituel et non un instrument politique ou un drapeau de ralliement. Il faut repenser la place de la religion dans notre société. C’est une dérive qui nuit en réalité au rôle que la religion devrait avoir. On lui fait jouer un rôle qui n’est pas le sien», dit-il.
Il décrit son élection à l’Académie française comme un très beau moment. «J’avais donné rendez-vous à mon éditeur dans un hôtel à proximité de l’Académie. «J’attendais que l’on m’appelle, je savais qu’il y aurait un vote ce jour-là. On n’est jamais tout à fait sûr, mais j’étais confiant». Après l’annonce des résultats, les académiciens, selon la tradition, présentent leurs félicitations à l’élu chez l’éditeur. «C’était un beau moment très simple qui s’est passé dans une petite pièce chez Grasset».
Malgré toute cette reconnaissance et tous ces prix prestigieux, Amin Maalouf a su rester simple et humble. «Le plus important c’est de se consacrer à ce que l’on fait. Prendre tout ce qui arrive comme un encouragement pour bien travailler. C’est ce que j’essaie de construire. J’ai constamment des projets de romans que je veux mener à bien. Tout le reste ce n’est qu’encouragement. Je ne le prends jamais pour autre chose que cela». Sa règle de conduite? «Etre vrai avec soi-même».
D’un calme imperturbable, on se demande s’il lui arrive de s’emporter ou d’exploser de colère. Sa réponse on la trouve dans son Autobiographie à deux voix, dans laquelle il dit: «Ma façon d’exploser? Je m’en vais. Quand je suis contrarié, je me retire sur la pointe des pieds. Jamais je n’hésite à m’éloigner. J’ai appris à ne m’attacher à rien, à aucun pays, à aucune maison, à aucune institution, à aucune ambition, à aucune habitude. Je suis seulement attaché aux personnes que j’aime et à l’écriture. A rien d’autre. Même pas à la vie. Le jour où elle cessera d’être généreuse avec moi, je la quitterai sans état d’âme». Après ces quelques mots qui résument en fait une philosophie de vie, il ne reste plus rien à dire et c’est nous qui le «quittons» sur la pointe des pieds mais avec beaucoup d’états d’âme…

Joëlle Seif
Photos Milad Ayoub-DR

Pas de schizophrénie
Lorsqu’on tente de savoir si Amin Maalouf se sent libanais ou français, sans hésitation, il affirme: «Je me sens les deux. J’appartiens pleinement aux deux. Je suis totalement 
libanais et français. Il n’y a pas de 
contradiction. Le Liban et la France n’ont jamais eu de relations conflictuelles. Il y a eu une rencontre d’un quart de siècle et nous n’avons pas de souvenirs traumatisants de cette période. Je ne sens pas de véritable tension et il n’y a aucune schizophrénie à dire qu’on appartient aux deux à la fois».  

 

Infatigable travailleur
Amin Maalouf fait partie de ces personnes qui ne prennent de vacances que rarement. «Je me détends assez, mais je prends très peu de vacances. Je ne sais pas en 
prendre», dit-il amusé. Il avoue qu’on doit lui dire quand il devrait prendre des vacances. «Ça ne me vient jamais spontanément à l’esprit. Une fois, je suis resté cinq ans sans prendre de vacances». Epris de son travail, il essaie de faire en sorte que celui-ci soit en lui-même un divertissement et lui apporte du plaisir. «Tant que ma main, mes yeux et ma tête voudront encore écrire, j’écrirai», dit-il. 

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