Magazine Le Mensuel

Nº 2926 du vendredi 6 décembre 2013

POLITIQUE

Terre brûlée à Tripoli. Le calme revient… provisoirement

Prisonnière, depuis l’attentat des deux mosquées, du désir de vengeance des sunnites contre les alaouites, la capitale du Nord a été le théâtre du 18e round des affrontements entre Jabal Mohsen et Bab el-Tebbané qui aura fait une dizaine de morts. Redéployés pour la énième fois, les militaires disposent cette fois d’un mandat de six mois pour pacifier la ville.

Vendredi dernier, Wissam Fares, Saïd Issa, Haïdar Souto et Mohammad Saleh sortent d’un bâtiment municipal de la mairie de Tripoli. En face de la boulangerie Qasr, située à quelques dizaines de mètres de la mosquée Taqwa, les quatre fonctionnaires sont arrêtés par un barrage filtrant, tenu par plusieurs hommes armés et encagoulés. Les services de sécurité de l’Etat se terrent, abandonnant la ville aux caïds de quartier et aux milices de rue. En une fraction de seconde, les quatre malheureux sont mis à terre et roués de coups de pied. Les assaillants dégainent alors leurs mitrailleuses et tirent dans les jambes. Leur crime, appartenir à la communauté alaouite et avoir arpenté la rue de l’une des mosquées visées par l’attentat du mois d’août dernier qui a causé la mort de quarante-sept fidèles. Ces attaques ciblées sont devenues fréquentes à Tripoli. Depuis que l’enquête sur l’attentat a placé le Parti arabe démocratique (Pad) de Rifaat et Ali Eid en ligne de mire, une chasse effroyable est menée contre les alaouites de la ville.
 

Impunités meurtrières
Il s’agit de la cinquième attaque de ce type à avoir été répertoriée au cours des quatre dernières semaines – trente-cinq victimes selon des décomptes officiels – et la première à être revendiquée. Ces brigades ont désormais un nom, révélé sur les réseaux sociaux où circulent allègrement les vidéos de ces assauts: le Comité militaire des frères de sang des martyrs de l’attentat des mosquées de Tripoli. Son communiqué est on ne peut plus clair. «Nous revendiquons cette attaque contre les criminels des fils de Jabal Mohsen, qui ont tué nos enfants, violé notre dignité, profané nos lieux saints et que personne n’a encore jugé. Nous les jugerons si l’Etat ne le fait pas et nous continuerons à le faire jusqu’à ce que Rifaat, et ses chiens qui ont participé ou même consenti à notre mise à mort, le soient. Que Dieu nous permette de réussir». Une revendication étrangement similaire à un communiqué daté du 26 novembre dernier émis par le Rassemblement des ulémas du cheikh Salem Rafeï qui disait que «l’incapacité de l’Etat à mettre la main sur les accusés de l’attentat contre les deux mosquées obligerait les frères de sang à frapper ceux qui mettent en danger la paix civile».

 

Guerre totale
Les dignitaires sunnites de la ville considèrent désormais les alaouites comme des ennemis de l’intérieur. Pour pallier l’inaction de l’Etat et la protection syrienne dont bénéficient les leaders alaouites, ces brigades ont fait le choix de l’action terroriste – comprendre action qui consiste à semer la terreur. Le mode opératoire est éclairant dans ce contexte. Ces groupuscules ne tuent pas, ils tirent dans les jambes. Nous ne vous laisserons pas vous pavaner dans nos rues, semblent-ils vouloir dire. «Les attaques contre les alaouites sont devenues quotidiennes. Le projet de la création d’un émirat islamique à Tripoli est en marche», déplore Abdel-Latif Saleh, porte-parole du Pad, appelant le président Michel Sleiman à prendre «des mesures significatives pour protéger l’unité de la nation». Le lendemain, le Pad organisait un rassemblement dans son bastion de Jabal Mohsen pour dénoncer la violence exercée contre des membres de la communauté. Les discours enflammés appellent les fils du quartier à résister face aux assauts des islamistes. Aux drapeaux libanais brandis par la foule se mêlent des drapeaux syriens. En réaction, à Bab el-Tebbané, sont affichés les couleurs de la rébellion syrienne, l’étendard tricolore de l’ASL et la bannière noire des organisations islamiques. La tension n’est jamais vraiment retombée rue de Syrie.
Le 30 novembre au matin, Wissam Khatib est la 36e victime des coupeurs de pieds dans le quartier de Mankoubine. Le 18e round vient de commencer.
Jamais les menaces et les actes n’avaient été aussi violents. La question syrienne est clairement reléguée au deuxième plan. La nomenklatura sunnite de la ville et ses sbires ont décidé de rayer Mohsen et les alaouites de la carte. Après la manifestation des alaouites à Jabal Mohsen, les habitants créent le comité alaouite des Frères de sang. «Plus aucune attaque contre les fils de la communauté ne restera impunie». Réponse de la Jeunesse de Bab el-Tebbané qui a pris la parole. «Toute personne qui tentera de sortir de Mohsen est destinée à être tuée». En réaction, «les caïds de Mohsen», groupuscule qui apparaît pour la première fois, prend fait et cause pour le comité alaouite des Frères de sang et met en garde: «Désormais, nous étendrons nos opérations à l’ensemble de la ville». De mémoire de Tripolitain, l’escalade est sans précédent. Les deux camps parlent de blocus et d’invasion.
A partir de Mankoubine, la ville sombre dans la terreur. Pendant trois jours, les affrontements seront extrêmement violents. Samedi, six personnes sont tuées; parmi elles, un adolescent de 15 ans, Omar el-Hasmawi, et un homme d’une trentaine d’années, Jihad Merheb. L’Armée libanaise a, de son côté, fait état de deux soldats blessés dans ces échanges de tirs. Le lendemain, des dizaines d’obus s’abattent sur Mankoubine, Rifa, Biqar, Souk el-Kameh, Harat el-Baraniya, Mashrou’ el-Hariri, el-Amricane et la rue de Syrie. Des snipers coupent la route reliant Tripoli au Akkar en raison de la présence des snipers toujours aussi meurtriers comme ce tireur embusqué qui a abattu deux hommes qui circulaient à bord d’un camion à Tebbané et un soldat en permission.

 

Couvertures politiques
A Tripoli, la vie s’exerce comme si la ville était devenue une principauté hors-sol, abandonnée aux affres du conflit syrien. Comme si la capitale du Nord avait définitivement échappé aux écrans radar de l’Etat. Ceux qui la représentent dans les institutions beyrouthines y agissent en toute quiétude. «La dernière agression a eu lieu à quelques mètres d’une caserne des FSI», explique Abdel-Latif Saleh. La ville est devenue une immense terre brûlée. Les écoles et les commerces ouvrent et ferment au rythme des affrontements. Sur la police plane l’ombre d’Achraf Rifi, aux abonnés absents et l’armée, avec en première ligne Amer Hassan, responsable du bureau des services de renseignement du Nord, est dans l’incapacité de prendre l’initiative, faute de couverture politique adéquate. Les politiques sont logés à la même enseigne. Fort de son réseau local, le Premier ministre démissionnaire, Najib Mikati, utilise sa surface financière pour préserver un très relatif équilibre et le Courant du futur dispute aux dignitaires salafistes le contrôle des éléments perturbateurs. 


Julien Abi Ramia

L’armée reprend le contrôle
Lundi, les autorités libanaises ont décidé de placer Tripoli sous contrôle de l’armée pour une période de six mois afin de juguler les violences qui auront fait onze morts en trois jours. Cette décision a été prise lors d’une réunion entre le chef de l’Etat, Michel Sleiman, le commandant en chef de l’armée, le général Jean Kahwagi et le Premier ministre, Najib Mikati. L’armée devra également exécuter les mandats d’arrêt, déjà émis, ou qui le seront dans l’avenir par la justice, précise le texte. Dans le même temps, les militaires ont annoncé «avoir renforcé les mesures de sécurité de la ville en multipliant les patrouilles et les barrages».

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