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Nº 2927 du vendredi 13 décembre 2013

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Ma Marseillaise de Darina Al Joundi. «Le corps a sa mémoire qui ne le quitte pas»

Après avoir mis en scène, une première fois, avec succès, la vie de son personnage Noun dans Le jour où Nina Simone a cessé de chanter, Darina Al Joundi récidive avec Ma Marseillaise. Une pièce à lire à défaut de la voir, pour l’instant programmée sur les planches libanaises. Rencontre avec une comédienne passionnée.
 

«J’ai passé beaucoup de temps dans mon coin, dans mon appartement de Beyrouth à Gemmayzé. Je ne pouvais plus sortir, je ne pouvais plus marcher ni rire ni danser, je ne voulais plus rien faire, je voulais juste partir. Ma ville, mon pays, mes amis, mes rues, ma famille, tout était… en l’air, je n’avais plus rien, écrit l’auteure dans les premières pages de Ma Marseillaise. Je voulais que la méchanceté s’arrête, que les gens cessent de me regarder comme si j’étais folle. L’asile, c’est plus supportable que la société et le regard des gens. Ils m’ont tous lâchée. Les intellos, les auteurs, les artistes… les grandes âmes! Tous, ils ont applaudi celui qui m’a frappée. J’ai survécu à la guerre, à la mort, aux balles, aux bombes, aux voitures piégées, aux snipers, à l’alcool, à la drogue, aux hommes, à la violence, à la folie, à moi-même… et il faut encore survivre aux autres».
Sur les neuf dernières années, la comédienne n’était revenue que trois petits jours au Liban. Arrivée la veille pour le Salon du livre, assise à la terrasse du Palm Beach où elle a pris ses quartiers, Darina Al Joundi ne peut s’empêcher de retenir quelques larmes, la douleur du passé remontant à la surface. «La blessure prend la place de tout, explique-t-elle. La tristesse m’envahit mais je n’ai pas d’interdit envers le pays, je n’ai pas de haine. J’ai pris mes distances. J’aurais dû pouvoir dépasser tout ça, mais le corps a sa propre mémoire qui ne le quitte pas, poursuit-elle. Me rendre compte que je n’ai plus rien… C’est ce sentiment que je n’arrive plus à pardonner, songe-t-elle. Je ne comprends pas pourquoi. Je ne l’ai jamais voulu, jamais cherché».
En 2007, elle présente à Avignon sa première pièce de théâtre, Le jour où Nina Simone a cessé de chanter, mettant en scène le parcours de son personnage Noun, inspirée de sa vie libanaise durant la guerre. «Cette blessure que j’ai en moi, j’en parle beaucoup sur scène», reprend-elle. Pour avoir décidé de vivre sa vie comme elle la souhaitait, elle aurait dû subir les foudres de son entourage et de la société au point d’en connaître la violence physique et mentale jusqu’à être internée contre son gré dans un asile libanais. S’en était définitivement trop pour la jeune artiste pluridisciplinaire qui ne trouve alors comme seule alternative que le départ.

 

«Fière d’être appelée… pute»
A 8 ans déjà, elle fait ses premiers pas de comédienne dans une émission de Télé-Liban, puis se consacre au cinéma, à la radio, au théâtre et à la presse. «Durant la guerre civile, nous n’arrêtions jamais, se souvient-elle. Je vivais pleinement (toujours aujourd’hui), je travaillais beaucoup, je ne dormais pas, tout était à l’extrême. Beyrouth se prêtait au jeu. J’avais plusieurs vies, il fallait prendre le positif de la guerre, travailler, créer, faire l’amour, comme une façon de se rassurer d’être vivant». Si, dans le film de Ghassan Salhab, Beyrouth fantôme, produit en 1998, elle explique son attachement particulier à la ville, depuis, la donne a singulièrement changé. «Pendant la guerre, les masques tombaient, relève-t-elle. Ce côté-là me manque. Je ne pouvais plus supporter la superficialité, j’avais besoin de rapports réels et profonds. Jadis, Beyrouth, au-delà d’avoir ce côté léger, était également le point de rassemblement de tous les artistes et élites du monde arabe. Avant, il y avait les deux mondes, aujourd’hui, il y en a plus qu’un», regrette-t-elle.
En 2012, elle reprend sa plume et son personnage Noun pour raconter son combat afin d’obtenir la nationalité française. Une sorte de grâle synonyme de liberté. «Avec un passeport libanais, aux passages de frontières, c’est comme si nous n’étions pas des êtres humains, note-t-elle. C’est toujours l’humiliation». L’humiliation encore dans l’un des aéroports des Emirats où l’une des douanières la qualifie de… «pute». Dans sa pièce de théâtre, elle revient d’ailleurs sur l’incident. «Dans mon pays, je dois être fière d’être appelée pute. Il faudrait même changer le sens du mot: «Femme libre, indépendante financièrement, intellectuellement et professionnellement».
«J’ai fini par comprendre; chaque fois qu’on m’appelle pute, je réponds: ‘‘Oui je le suis et j’en suis fière’’», écrit-elle.
L’origine de Ma Marseillaise, un déclic. «Je demandais mes papiers français et les gens venaient me voir à la fin de ma première pièce pour me dire à quel point j’étais courageuse, raconte Darina Al Joundi. Mais je ne comprenais pas pourquoi. D’autres femmes méritaient bien plus ce terme que moi, souligne-t-elle avant d’ajouter: «Et puis, je n’arrivais pas à laisser Noun. Elle avait encore besoin de parler et elle ne va d’ailleurs pas se taire. Elle a beaucoup de moi, mais je ne suis pas Noun. C’est un personnage qui m’a permis de regarder ma vie de l’extérieur, de m’en détacher, c’est ce qui m’a sauvée». Entre des extraits chantés de la Marseillaise, la comédienne, à travers Noun, évoque tout au long de la pièce autant les premières féministes arabes, May Ziadé, Huda Shaaraoui, Nabawia Moussa ou encore Laure Moughaizel (avocate qui obtiendra entre autres le droit de vote pour les femmes), que les femmes qui se battent aujourd’hui pour leur liberté et leur droit, à l’instar de Hala, Rajia, Fadia, Aïsha, Jalila, Fatma, Mouna, Souheir, Samar, Razan, Givara, May ou encore Fadwa, des femmes rencontrées par la comédienne lors de ses différents reportages. «Je n’ai pas leur courage: rester et me battre sur place. J’ai déjà payé», peut-on lire dans la pièce.
En France, la vision de filles portant de leur propre gré un voile ou une burqa fait réagir l’auteure. «Elles croient défendre une identité, une culture, mais ce n’est pas vrai, commente-t-elle. Le port du voile n’a jamais été une obligation dans l’islam comme l’a montré, entre autres, le cheikh Mohammad Abdou, mufti du Caire, d’al-Azhar en 1900». «Je croyais qu’avec la culture, l’éducation, elles auraient un meilleur avenir, qu’elles auraient les armes pour se libérer, écrit-elle. Pourquoi vous avez mal tourné? Là-bas, on sait. Des décennies de régimes totalitaires qui gardent les populations dans l’ignorance et la pauvreté pour mieux les contrôler».
Toujours aussi passionnée, Darina Al Joundi ne mâche pas ses mots… Pourquoi le ferait-elle? Et si la comédienne n’avait jamais pensé utiliser sa plume pour écrire, c’est la vie qui l’a finalement poussée à le faire. «J’ai décidé d’écrire pour raconter ce qui m’est arrivé à moi et aux autres, précise-t-elle. Ma Marseillaise, c’est un face-à-face avec la société dans laquelle j’ai décidé de vivre». Et Darina Al Joundi a encore 1 001 choses à raconter, des projets plein la tête, comme de nouveaux romans et pièces de théâtre.  «Il y a un million de personnes en moi, conclut-elle. J’ai encore le temps de les observer et de les faire parler».

Delphine Darmency

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