Magazine Le Mensuel

Nº 2928 du vendredi 20 décembre 2013

Reportage

Il y a soixante ans. L’épopée tragique du Champollion

La protection du patrimoine culturel subaquatique… Depuis le 28 mai dernier, le Liban préside, pour deux ans, la Convention des Etats-parties au siège de l’Unesco à Paris. Des trésors sous les mers, des épaves de navires ou de sous-marins encore présents, comme le HMS Victoria à Tripoli, le cargo Lesbian face au port de Beyrouth ou encore le Souffleur, sous-marin français aux abords de Khaldé, il en manque un à l’appel, ayant ému tout particulièrement les Beyrouthins il y a plus de 60 ans: le Champollion, échoué sur les côtes d’Ouzaï, le 22 décembre 1952.
 

«La Méditerranée est en deuil. Le naufrage du Champollion qui, depuis vingt-cinq ans, était le visage même de la France dans tous les ports du Moyen-Orient a été, dans chaque pays riverain, ressenti comme une catastrophe nationale», lit-on dans Paris Match du 3 janvier 1953, qui consacre sa couverture à la tragédie.
Le Champollion… l’un des fleurons des paquebots français de la Compagnie des Messageries maritimes. Autant dire, un hôtel de luxe flottant, à la décoration intérieure inspirée de l’Egypte antique, qui desservait la ligne rapide Egypte-Syrie, à savoir les ports d’Alexandrie, de Port-Saïd et de Beyrouth.
Le 14 septembre 1925, un paquebot d’environ 157 mètres, avec 18 officiers et 225 hommes d’équipage, quitte Marseille pour sa première traversée de la Méditerranée, à destination d’Alexandrie. A son bord, 950 passagers, aux moyens financiers différents. Alors que dix d’entre eux jouissent d’appartements de grand luxe, de luxe ou de demi-luxe (chambre à deux lits, salon particulier et salle de bains privée), 179 voyagent en 1ère classe (chambres à coucher meublées en teck et en acajou, salles de bains en mosaïques et ascenseurs parés de fers forgés), 133 en 2e classe, 128 en  3e et 500 en 4e classe, cette dernière n’étant autre que les entreponts. Si les aménagements de 1ère classe comprennent une salle à manger, un vaste hall relié par deux galeries au salon de musique, un fumoir avec terrasse s’ouvrant sur l’arrière et une salle de jeux pour enfants, il est également aisé d’imaginer le confort précaire  proposé en 3e et surtout en 4e classe, dans des dortoirs privés de lumière du jour et accueillant une succession de lits superposés.
 

La remise en forme
En 1933, huit ans après son baptême de l’eau, le petit bijou de la Compagnie des Messageries maritimes, bénéficie d’importantes transformations, de quoi booster son rythme de croisière et gonfler le nombre de ses passagers. Un an plus tard, le voilà reparti sur sa ligne privilégiée, mais également sur des croisières en Méditerranée. Une carrière en forme de long fleuve tranquille? Pas tout à fait. Son quotidien, bien huilé, vole en éclats au début de la Deuxième Guerre mondiale, dès 1939 où le Champollion est réquisitionné.
D’après les archives de la Compagnie des Messageries maritimes, «le 27 novembre 1940, il se trouve pris au large de la Sardaigne dans un combat naval entre navires de guerre italiens et britanniques, dont il sort intact. En juillet et septembre 1941, il effectue deux voyages pour rapatrier les troupes du Levant (Beyrouth)». Pris par les Alliés à Alger en novembre 1942, il part un mois plus tard pour Dakar «afin d’embarquer des troupes coloniales destinées à combattre en Tunisie. Alors que le navire devait appareiller de Dakar avec les troupes, de graves incidents ont lieu à bord entre l’état-major fidèle à Vichy et l’équipage désireux de continuer le combat. La plupart des officiers font défection et seront par la suite internés à Gibraltar, tandis que le commandant, s’estimant déshonoré, tente de se suicider». Nouvelles modifications pour le paquebot, qui se transforme en transporteur de troupes sous la direction de la War
Shipping Administration britannique. Après avoir été légèrement endommagé par un bombardement allemand, le 14 mars 1944 à Naples, le Champollion évite de peu, un mois plus tard,  la catastrophe: l’explosion à Bombay du cargo anglais Fort Sitkine, transportant des explosifs et entraînant dans sa perte dix navires et un millier de personnes. Puis en 1945, il rapatrie des troupes britanniques d’Alexandrie avant d’être rendu aux Services contractuels des Messageries maritimes en 1946. Pour autant, le paquebot, jadis de luxe, n’en est pas au bout de sa carrière militaire et continue à transporter des troupes en Indochine, à Madagascar et en Afrique du Nord. Ce n’est qu’en mars 1951 qu’il reprend du service sur la ligne Marseille-Alexandrie-Beyrouth après avoir été bichonné pendant six mois. De ses trois cheminées emblématiques, il ne reste plus qu’une. Ses cabines passagers sont refaites et accueillent désormais 471 voyageurs répartis en trois classes: 1ère, touriste et intermédiaire.
Le 15 décembre 1952, le Champollion appareille pour la dernière fois de Marseille, avec à son bord, 120 hommes d’équipage et 111 passagers, à destination d’Alexandrie puis de Beyrouth. Sept jours plus tard, à quatre heures du matin, le 22 décembre 1952, l’officier de quart sur la passerelle du paquebot Champollion, aperçoit une lueur lumineuse de Ras-Beyrouth*. Une fois le capitaine Bourdé averti, il fait cap sur le port. Pourtant, une heure et demie plus tard, le véritable phare du port de Beyrouth apparaît. Le capitaine comprend alors que le paquebot ne se dirige pas dans la bonne direction. Trop tard. A 400 mètres de la plage d’Ouzaï, le Champollion échoue sur les brisants. Les machines et les dynamos sont immédiatement noyées, les pompes inutilisables. Impossible de mettre à la mer des canots transportant des passagers ou de faire venir des vedettes de secours, sans les voir se briser aussitôt. Seule solution, installer un système de «bouée culotte», grâce à une aussière tendue entre le navire et la terre. Sur la plage, les renforts sont nombreux.
Malheureusement, ni le canon porte-amarre installé par les pompiers de Beyrouth sur la plage, ni la folle virée des matelots volontaires du Champollion, dont le canot va chavirer, ni le char d’assaut censé remplacer la force de traction d’un treuil ne se révèleront efficaces pour établir le contact entre le navire et la terre.
 

Le courage des frères Baltagi
Vers 10h30, le bateau se brise en deux. Les deux cents passagers (dont certains ont embarqué à Alexandrie) se retrouvent dans la salle à manger. A 13h30 et 15h30, deux autres tentatives sont effectuées pour relier le bateau à la côte par une aussière. Peine perdue. A bord du Champollion, le père Lechat et les cinquante-sept pèlerins qu’il amène en Terre sainte, passent une partie de la nuit à prier. A l’aube, la tempête redouble et le navire menace de s’ouvrir complètement. Le capitaine Bourdé finit par autoriser de très bons nageurs volontaires à tenter de rejoindre la côte à la nage. Les premières à donner l’exemple sont les jumelles de 21 ans, Françoise et Denise Landais. Elles réussissent leur défi en vingt minutes, suivies d’une soixantaine d’hommes d’équipage et de quelques passagers. Malheureusement, le Champollion, de crainte d’un incendie, avait été délesté de son mazout qui a formé une nappe mortelle aux abords du rivage, fatale à onze matelots et quatre passagers. Sur un des clichés de Paris Match, un prêtre français, totalement recouvert de mazout, est porté par deux sapeurs-pompiers libanais. En légende, on peut lire: «Après l’avoir suspendu la tête en bas pour lui faire dégorger l’eau et le mazout qu’il avait absorbés, ils le transportent dans une ambulance à l’Hôtel-Dieu de Beyrouth».
La traversée à la nage n’étant plus une solution, le salut des passagers viendra de la côte et du courage sans faille de trois frères: Salah (37 ans), Mahmoud (42 ans) et Radouan (44 ans) Baltagi. Dompteurs des mers, habiles et expérimentés, ils sont propriétaires des bateaux-pilotes du port de Beyrouth, servant à guider les paquebots entrants. La veille au soir, le président libanais, Camille Chamoun, présent sur la plage, leur a confié la direction du sauvetage. Alors au péril de leur vie et à l’aide de deux vedettes, ce 23 décembre 1952, les frères Baltagi effectuent sept allers-retours et sauvent quelque 200 passagers d’un cauchemar qui aura duré plus de 36 heures. Il faudra également toute l’insistance de Radouan pour convaincre le commandant Bourdé d’abandonner finalement son navire. Des héros, plébiscités autant par la presse locale que française et décorés par la France, Chevaliers du Mérite maritime. Radouan, lui, a reçu également la Légion d’honneur. Les sauveteurs libanais ont vu leurs efforts salués par la France. Dans sa maison de Aïn el-Mreissé, Ibrahim Najem conserve encore l’une des médailles de sauvetage décernée au sapeur-pompier Wafic Sibahi, «pour son esprit d’initiative, son courage et son mépris du danger». Le Champollion? Ibrahim en a déjà entendu parler. Cet ancien pompier des mers a toujours eu un faible pour les fonds marins. «Il y a trente ans, il n’en restait plus que de la ferraille, mais certains y ont trouvé des seringues d’insuline. Les restes de l’épave (vendue après son naufrage à une société libanaise puis démolie) ont disparu avec la construction des pistes de l’aéroport de Khaldé», explique-t-il.
Le commandant du Champollion, le capitaine Bourdé, après 35 ans de mer et tout proche de la retraire, est acquitté et reconnu non coupable, en 1953, pour le naufrage de son navire.

Delphine Darmency

*Données tirées des récits du naufrage dans La grande aventure des océans de Georges Blond et dans le reportage L’agonie du Champollion, dirigé par Jean Mangeot, pour Paris Match.

Les secrets du phare de Beyrouth
Le Champollion a donc confondu le phare de Beyrouth avec celui de l’aéroport (à Khaldé), nouvellement mis en service sans avoir été apparemment signalé. Joseph Chebli, alors gardien du phare de Beyrouth, a été incarcéré pendant deux mois, accusé de ne pas avoir allumé le phare avant que des témoignages ne l’innocentent, comme le rapporte, son fils, Victor Chebli. D’après lui, les autorités françaises, pour des questions d’assurances, auraient également proposé à son père de l’argent et des passeports 
français contre son témoignage affirmant avoir oublié d’allumer le phare. A quoi il répondit: «Jamais»!

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