Sauf surprise de dernière minute, le Tribunal spécial pour le Liban ouvrira le procès sur l’assassinat de l’ex-Premier ministre Rafic Hariri le 16 janvier prochain à Leidschendam, aux Pays-Bas, avec quatre accusés, absents. Un cinquième accusé, Hassan Merhi, ne sera pas jugé au cours de cette séance. Plébiscité par les uns, décrié par les autres, ce procès ne manquera pas de faire couler beaucoup d’encre. Magazine livre les clés pour comprendre.
QUE DIT L’ACTE D’ACCUSATION
Le 17 janvier 2011, il y a presque trois ans jour pour jour, le procureur canadien alors en poste, Daniel Bellemare, transmet au juge de la mise en état ses conclusions, via un acte d’accusation confidentiel accompagné de pièces justificatives.
Cet acte d’accusation sera confirmé le 28 juin 2011 et rendu public par le Tribunal spécial pour le Liban le 17 août 2011. C’est à ce moment que sont dévoilés les noms des quatre suspects qui seront jugés, in absentia – par défaut – par le Tribunal, à partir du 16 janvier prochain: Moustafa Badreddine, Salim Ayache, Assad Sabra et Hussein Oneissi. A cet effet, une délégation du TSL s’était rendue à Beyrouth pour remettre l’acte d’accusation sous scellé assorti de quatre mandats d’arrêt.
«Le juge de la mise en état a estimé que le procureur avait présenté des éléments de preuve suffisants, de prime abord, pour que soit engagée la phase du procès», apprenait-on par le TSL.
Les quatre suspects, par ailleurs membres du Hezbollah, sont ainsi soupçonnés d’être responsables de l’attentat à la camionnette piégée qui a provoqué la mort de Rafic Hariri et de 22 autres personnes, à Beyrouth, le 14 février 2005. A la suite de l’acte d’accusation, quatre mandats d’arrêt sont notifiés et une notice rouge émise par Interpol. Dans le détail, Badreddine, Ayache, Sabra et Oneissi sont accusés de «complot en vue de commettre un acte de terrorisme». Considérés les deux cerveaux présumés de l’attentat, Badreddine et Ayache sont suspectés de «perpétuation d’un acte de terrorisme au moyen d’un engin explosif, d’homicide intentionnel (de Rafic Hariri) avec préméditation au moyen de matières explosives, d’homicide intentionnel (de 21 personnes en plus de Hariri), avec préméditation au moyen de matières explosives, de tentative d’homicide intentionnel de 226 personnes, en sus de l’homicide intentionnel de Rafic Hariri avec préméditation au moyen de matières explosives». Quant à Hussein Oneissi et Assad Sabra, ils sont tous deux accusés de «complicité» pour les faits précités.
L’acte d’accusation stipule également les rôles de chacun des suspects. «Badreddine assurait le contrôle et, avec Ayache, la coordination de la surveillance de Hariri aux fins de préparation de l’attentat, l’achat du camion utilisé pour commettre l’attentat». Badreddine aurait aussi coordonné la préparation de la fausse revendication de responsabilité et communiqué à ce sujet avec Ayache. Ce dernier aurait, selon l’acte d’accusation, «coordonné la perpétration matérielle de l’attentat». Quant à Oneissi et Sabra, ils auraient participé avant l’attentat au repérage d’un individu (…) ultérieurement identifié comme étant Ahmad Abou Adass, (…) afin de revendiquer faussement dans une vidéo, la responsabilité de l’attentat.
Pour étayer ses accusations, le procureur du TSL s’est notamment basé sur les données téléphoniques en sa possession, relatives aux réseaux téléphoniques impliqués. Il s’avère, à ce sujet, que hormis les quatre accusés, d’autres individus non identifiés apparaissent aussi. Le bureau du procureur a établi, pour chaque protagoniste, son réseau téléphonique, sa couleur et son emplacement dans Beyrouth, avant, pendant et après les faits. Ces preuves seront-elles pour autant suffisantes pour étayer l’accusation? Les journées du procès le diront sans doute. Par ailleurs, le procureur ne serait pas parvenu, neuf ans après les faits, à rassembler des preuves qui permettent de remonter aux commanditaires de l’attentat. Il s’appuie également sur des témoins qui devraient normalement participer aux audiences.
Sans surprise, le procès se tiendrait sans les principaux suspects que la justice libanaise n’a pas remis au TSL. Cela, malgré l’appel du président du tribunal, Antonio Cassese, le 11 août 2011.
Peu après l’acte d’accusation, Antonio Cassese, avait appelé, le 11 août, les suspects à comparaître devant le tribunal, indiquant que «leur participation active à la procédure demeure la meilleure garantie d’un procès juste et équitable». Une demande fermement refusée par Hassan Nasrallah en personne, qui accuse le TSL d’être à la solde d’Israël et des Etats-Unis. Si les quatre suspects sont effectivement des cadres du Hezbollah, le parti de Dieu n’est pas nommément pointé du doigt dans l’acte d’accusation, qui ne mentionne pas non plus les soutiens politiques et financiers de la Syrie et de l’Iran au mouvement.
LE BUREAU DU PROCUREUR
Le poste de procureur est aujourd’hui occupé par le Canadien Norman Farrell, qui a succédé à Daniel Bellemare, retiré de l’affaire pour raisons de santé en février 2012.
Farrell possède, selon sa biographie publiée sur le site du TSL, une «longue expérience de la conduite et des poursuites pénales de grande envergure. Il est spécialisé en droit international humanitaire et en droit pénal, ainsi que dans les procès pour crimes de guerre. Il a notamment occupé, à partir de 2008, le poste de procureur adjoint du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie. Il est assisté dans sa tâche du procureur adjoint Joyce F. Tabet, qui avait été nommée par le gouvernement libanais le 1er novembre 2009.
Lors du procès, le bureau du procureur devrait s’appuyer sur les données téléphoniques reconstituées les jours précédant l’attentat, le jour même et après. Il apparaît, selon les documents rendus publics par le TSL jusqu’à présent, que les arguments du procureur se basent essentiellement sur l’analyse des déplacements de Rafic Hariri, l’usage des téléphones mobiles par les membres de l’équipe suspectée, les enregistrements de caméras fonctionnant en circuit fermé, ainsi que sur des expertises médico-légales.
En outre, le procureur a déposé auprès du juge de la mise en état trois listes distinctes de témoins, comprenant au total 540 personnes. Toutefois, tous ne témoigneront pas directement à Leidschendam, le procureur souhaitant requérir que des témoignages écrits soient admis, en lieu et place des témoignages oraux. Il apparaît que ces témoignages portent sur différents thèmes, qu’il s’agisse d’expertise médico-légale et criminalistique, des réseaux de téléphone, de la personnalité des accusés et de Rafic Hariri, du véhicule Mitsubishi, des caméras de surveillance, de Abou Adass, des victimes de l’attentat, etc. A noter également qu’un témoin de la reconstitution de l’attentat effectuée en France en 2010, devrait être entendu durant… dix-huit heures.
Le procureur aura, en tout cas, fort à faire pour démontrer la culpabilité des accusés devant les juges de la Chambre de Première instance, au delà de tout doute raisonnable.
LA DÉFENSE
Le bureau de la Défense, organe à part entière du Tribunal spécial pour le Liban, est dirigé par Me François Roux. C’est à cette partie qu’incombera la lourde tâche de disculper les quatre suspects libanais des charges qui pèsent sur eux. Une tâche d’autant plus difficile que le bureau de la Défense n’a jusqu’à présent jamais pu être en contact avec les suspects, toujours dans la nature. A cela s’ajoute le fait que la Chambre de Première instance du TSL ait décidé d’engager, faute d’avoir appréhendé les suspects, une procédure par défaut, dite in absentia, une première dans un tribunal international. Conformément à la procédure en vigueur du tribunal, le bureau de la Défense a toutefois pris soin de commettre des avocats d’office pour chacun des accusés. Salim Ayache est représenté par Mes Eugene O’Sullivan et Emile Aoun, Moustafa Badreddine par Mes Antoine Korkmaz et John Jones, Hussein Oneissi par Mes Vincent Courcelle-Labrousse et Yasser Hassan, Assad Sabra par Mes David Young et Guenaël Mettraux. Les accusés ne s’étant pas présentés et n’ayant pas été retrouvés, il est formellement interdit à leurs avocats de les rencontrer, puisqu’ils ont renoncé de fait à participer à leur procès.
Au cours de la préparation du procès, et au fil des documents communiqués par le procureur à la Défense, comme l’exige la procédure, les avocats des quatre accusés ont contesté plusieurs choses, dont la plupart des éléments de preuve avancés par le procureur. Ainsi, les avocats de Badreddine, Ayache, Oneissi et Sabra ont déposé une requête, toujours à l’étude, concernant le retrait de toute référence aux autres attentats et affaires «connexes», du mémoire du procureur. Les avocats de Badreddine ont également contesté le mode opératoire de l’attentat − à savoir l’attentat suicide − ou le fait que la camionnette Mitsubishi pleine d’explosifs ait été stationnée le long du trottoir. Ceux de Ayache ont, quant à eux, estimé qu’il n’a pas été prouvé par le procureur, au-delà de tout doute raisonnable, que l’accusé avait coordonné la préparation de l’attentat. De façon générale, il apparaît que la Défense réfute l’ensemble des allégations du procureur quant au déroulement de l’attentat.
A plusieurs reprises, les avocats de la défense se sont insurgés contre le manque d’informations de la part du bureau du procureur. Le procès, qui devait s’ouvrir initialement le 25 mars 2013, avait été reporté pour cette raison. Les avocats de la défense pourraient être tentés de faire ajourner le procès, les motions étant toujours en suspens devant la Chambre de Première instance. L’avocat de Salim Ayache a également estimé que la mise en accusation d’un cinquième homme, Hassan Habib Merhi, en juillet 2013, pourrait avoir un impact sur l’ouverture du procès, surtout si l’accusation demande que cette affaire soit jointe à celle des quatre accusés.
LA PLAINTE DE JAMIL SAYYED
Emprisonné en 2005 en même temps que les généraux Ali el-Hajj, Moustafa Hamdan et Raymond Azar, Jamil el-Sayyed est finalement libéré en même temps que les autres, quatre ans plus tard, le 29 avril 2009, sur ordre du juge de la mise en état du TSL, Daniel Fransen. Sayyed contre-attaque le 17 mars 2010 en déposant une requête auprès du président du TSL, ayant pour objet la «demande de remise des éléments de preuve relatifs aux crimes de dénonciations calomnieuses et de détention arbitraire» concernant notamment les faux témoins dont Mohammad Zouheir el-Siddiq. Le juge de la mise en état a finalement ordonné que plus de 270 documents soient communiqués par le procureur à Jamil el-Sayyed. Celui-ci s’est empressé d’interjeter appel contre cette décision. Il requérait notamment que le procureur soit reconnu coupable d’outrage et de faute professionnelle, ce qui a été rejeté par la Chambre d’appel le 18 avril 2012. Toutefois, il a été ordonné à cette date que le procureur transmette les documents pertinents relatifs à la détention et la libération de Sayyed au 18 mai 2012.
Jenny Saleh
Démissions en cascade
Depuis sa création, le Tribunal spécial pour le Liban est atteint par un mystérieux virus, celui des démissions de nombre de ses fonctionnaires. Outre celles des enquêteurs Detlev Mehlis et Serge Brammertz, il faut rappeler celles aussi d’Antonio Cassese pour cause de maladie, remplacé depuis par Sir David Baragwanath. Daniel Bellemare qui a monté le dossier presque de bout en bout, a aussi laissé la place à Norman Farrell. Côté greffier, le poste est passé entre plusieurs mains, pour être aujourd’hui occupé par Daryl A. Mundis, à la suite du départ de
Herman Von Hebl depuis avril 2013.
Dernière démission en date, celle du juge Robert Roth, qui présidait la Chambre de
Première instance, le 9 septembre 2013. Il a été remplacé à ce poste par le juge David Re.
Les témoins
A priori, le nombre de personnes appelées à témoigner devrait être important, notamment de la part du bureau du procureur. Toutefois, fait notable, le Tribunal spécial pour le Liban a mis en place une procédure permettant à une grande majorité des témoins de livrer une déclaration écrite, et non pas de comparaître en personne au procès. Le 15 novembre
dernier, le procureur a ainsi déposé des requêtes pour 170 témoins dont il souhaiterait obtenir des déclarations écrites plutôt que de les citer à l’audience. Outre le fait de gagner du temps, cette requête est aussi motivée par les dangers encourus par certains témoins, susceptibles d’être menacés ou même mis en danger.
Une inquiétude qui se comprend aisément quand on se rappelle la publication, début avril 2013, d’une liste présumée de
personnes appelées à témoigner dans le
procès, par un groupe inconnu autobaptisé
«Journalistes contre la vérité». 167 noms avaient été dévoilés, avec leurs photos, professions et même leurs adresses. Lors de cette fuite, le TSL avait «condamné avec la plus grande vigueur la tentative visant à faire obstacle au bon fonctionnement de la justice par la publication d’une liste de présumés témoins». Le 2 juillet dernier, le TSL a
désigné un spécialiste canadien,
Me Stéphane Bourgon, pour enquêter sur ces «divulgations non autorisées».
Certaines des victimes ou familles des
victimes de l’attentat pourraient aussi
témoigner, même si le procès ne leur
apportera pas de compensation financière pour les pertes subies. Une quarantaine d’entre elles devraient livrer leur témoignage, à travers le représentant légal des victimes.