Malgré l’interdiction qui frappe les pratiques homosexuelles au Liban, un véritable marché de la prostitution se développe, aidé par la crise économique, la guerre civile syrienne et les réseaux sociaux. Reportage.
Le sourire est timide, naïf. Les mots sortent difficilement, avec hésitation. Il faut dire que le sujet est tabou au Liban: Hassan, 27 ans, de confession sunnite, se vend à d’autres hommes depuis un an. Ses clients sont, souvent, de riches habitants des pays du Golfe, prêts à payer quelques centaines de dollars pour passer la nuit à ses côtés. Hassan tient à dire qu’il n’aurait pas choisi cette voie «si on lui avait laissé le choix». Né en Irak, il a été forcé de fuir lorsque sa famille a appris son homosexualité en 2010. Une ONG dont il refuse de dévoiler le nom l’a aidé à sortir du pays, puis à trouver un logement à Beyrouth. Plusieurs mois plus tard, sans emploi, seul et sur le point d’être expulsé de son appartement, il entend parler de bars, dans le centre-ville, où des hommes viennent chercher de la «compagnie», qu’ils payeront grassement pour quelques heures de luxure. Le lendemain, son premier client lui donne 400 dollars. Hassan est devenu ce qu’on appelle ici un «escort».
L’influence des réseaux sociaux
«Beaucoup deviennent des travailleurs du sexe pour des raisons similaires. A titre d’exemple, près de la moitié des escorts syriens se prostituent pour simplement survivre», affirme Rabih, coordinateur du programme Outreach et prévention HIV/sida et maladies sexuellement transmissibles chez Helem, une association d’aide aux homosexuels basée à Beyrouth (voir encadré). «Mais il ne faut pas oublier qu’un grand nombre d’entre eux, toutes nationalités confondues, ont aussi un travail, parfois même une famille. Ceux-là proposent des services sexuels par plaisir, ou simplement pour augmenter leurs revenus. Les clients ne manquent pas». Selon Helem, «il y a toujours eu des travailleurs du sexe au Liban, c’était de notoriété publique, mais depuis 2010 et l’avènement de nouveaux réseaux sociaux, leur activité est devenue plus claire et plus facile à mettre en place».
Un rapide tour sur manjam, l’un des sites de référence de la communauté gay au Moyen-Orient, permet de se rendre compte de l’extrême facilité avec laquelle les escorts et leurs clients peuvent se rencontrer: à côté de photos suggestives, il n’est pas rare de voir des symboles du dollar américain, ou des tarifs listés explicitement. Grinder, une application mobile, permet aussi aux utilisateurs de trouver facilement des partenaires à proximité, en affichant clairement les goûts de chacun… Ou la somme d’argent demandée, le cas échéant.
Certains se servent de ces réseaux sociaux comme agendas, à l’instar de Wissam, 22 ans. Venu de Syrie pour échapper au service militaire en 2011, il essuie de nombreux refus dans sa quête de travail, avant de se décider, sur les conseils d’amis, à devenir escort. Au bout de quelques mois, sa notoriété sur manjam dépasse les frontières du Liban, au point qu’un client viendra le voir à plusieurs reprises depuis la Malaisie. Ses clients réguliers sont pour la plupart originaires de Dubaï, du Qatar et d’Arabie saoudite. Il éprouve une certaine fierté à énumérer ses tarifs et autres avantages: entre 150 et 700 dollars selon l’acte, sans compter les vêtements de marque et les montres de luxe qu’il arbore dorénavant, les voyages, les bijoux… Entre ses comptes manjam et Grinder, il gère son emploi du temps en choisissant les offres les plus intéressantes. «C’est simple, affirme-t-il avec un sourire, si je ne faisais pas ça, je ne pourrais pas vivre. Je n’ai pas d’autres revenus, je ne parle ni français ni anglais… C’est mon travail».
Un travail qui peut rapporter facilement, en dépit de la concurrence: en moyenne, un escort libanais demandera 200 dollars pour une nuit, tandis qu’un Syrien se vendra pour le quart de cette somme… Difficile de s’étonner dès lors que certains choisissent de verser dans cette nouvelle forme de prostitution en dépit de leurs préférences personnelles: selon une étude menée par la Rand Corporation en 2012, 68% des escorts syriens se définissent comme hétérosexuels, contre 40% de leurs «collègues» libanais. «Pour simplifier, les Syriens ont plus tendance à devenir escorts pour subsister, payer leurs loyers et parfois nourrir leurs familles, alors que les Libanais proposeront leurs services pour financer leurs études ou arrondir leurs fins de mois», analyse Rabih. «Mais certains toxicomanes sombrent aussi dans la prostitution pour financer leur addiction. Nous faisons alors de notre mieux pour les orienter vers des centres de désintoxication et des ONG spécialisées».
La clientèle des escorts vient, bien sûr, de tout le Liban, mais aussi d’Afrique du Nord et parfois d’Europe. Mais les clients les plus recherchés sont les «khalijiens» débarqués de l’un des pays du Golfe, réputés pour leurs largesses et leur «générosité». Leur nombre a baissé considérablement depuis le début de la crise syrienne et le refroidissement des relations entre le Liban et l’Arabie saoudite, mais il en vient encore, surtout l’été. Moins portés sur les nouvelles technologies que la communauté gay locale, ils préfèrent souvent se rendre directement dans les établissements «spécialisés» de la capitale pour rencontrer celui ou ceux qui partageront leur nuit. Tolérés par les forces de l’ordre, les bars et clubs gay de Beyrouth voient donc défiler une clientèle, venue des quatre coins du Moyen-Orient, avide de liberté et d’interdits. Nul besoin d’arpenter des rues reculées pour s’y rendre: en plein cœur de Beyrouth, l’une des plus célèbres boîtes gay est, par exemple, signalée par d’imposantes lettres en néon. A l’intérieur, dans la pénombre transpercée par les lasers multicolores, des hommes se déhanchent au rythme de musique électronique. L’entrée coûte 30 000 livres libanaises, donnant droit à un «open-bar», et l’alcool coule à flots. Confortablement installés dans les canapés du carré VIP, les khalijiens présents n’ont alors que l’embarras du choix, car il n’est pas rare de trouver ici des hommes prêts à monnayer le reste de leur nuit.
Ces hommes, Fouad, 20 ans, en fait partie, mais il n’officie pas dans les clubs de la ville. Comme beaucoup de ses compatriotes syriens, il a préféré un poste de masseur dans un hammam particulier de Beyrouth-Ouest, où il peut offrir une prestation «spéciale» à tout client qui la demande. Son salaire, comme celui de ses collègues, n’est pas payé par les tenanciers du lieu, mais directement par ceux qui bénéficient de ses «soins». «C’est une situation provisoire, confie-t-il, dès que j’aurai économisé suffisamment, je retournerai en Syrie pour finir mes études». A l’instar de Fouad, les escorts syriens ne restent jamais longtemps dans les hammams, souvent quelques mois au maximum, ce qui complique la prévention sanitaire qu’effectuent auprès d’eux Helem, Oui pour la Vie et d’autres ONG (Organisations non gouvernementales).
Mais le milieu de l’escorting ne se limite pas à la prostitution pure et simple. Elie, 26 ans, peut en témoigner: «J’avais besoin d’argent et, un soir, j’ai été abordé par un Saoudien qui m’a promis monts et merveilles. Il m’a invité au restaurant, m’a acheté des vêtements et des bijoux et a payé pour mon nouveau passeport. Quelques semaines plus tard, je l’ai rejoint en Arabie saoudite. Au fil du temps, nous sommes devenus un couple». Aujourd’hui, Elie est manager dans un grand hôtel à Riyad et vit en secret une relation stable et heureuse. Ce type de situations n’est pas rare, et bon nombre d’escorts se voient par ailleurs offrir de l’argent, des dîners et des cadeaux uniquement pour leur compagnie, sans qu’une relation sexuelle soit impliquée.
Une prospérité relative
De la prostitution pure aux massages érotiques en passant par la simple compagnie tarifée, l’escorting au Liban a de nombreux visages. Une telle «offre», aussi aisément accessible, est unique au Moyen-Orient. La diversité des lieux «gay friendly» également. Les raisons de cette situation sont multiples. La plupart des personnes interrogées au cours de cette enquête s’accordent à dire qu’en raison de la situation économique et politique des dernières années, une certaine forme d’anarchie s’est installée au Liban. Bon nombre de lois ne sont pas appliquées, les pots-de-vin garantissent la sécurité des «khalijiens» et des établissements abritant les escorts, et parallèlement, le travail des ONG progresse régulièrement. Leur dernier succès en date: l’interdiction du test dit «de l’œuf», que la police utilisait pour prouver l’homosexualité des suspects. Ce climat de changement et de liberté a fait du pays l’endroit le plus sûr et le plus accueillant pour la communauté gay du Moyen-Orient. Et le taux de chômage, les guerres en Irak et en Syrie et les nouvelles technologies ont participé au développement de nouvelles formes de prostitution au sein de cette communauté, parfois par désespoir, souvent par commodité.
Paul du Verdié
Helem, dix ans de lutte
Organisation non gouvernementale à but non lucratif, Helem lutte depuis plus de dix ans pour l’annulation de l’article 534 du Code
pénal (datant du mandat français), qui
interdit les actes sexuels «contre nature» et est régulièrement détourné pour porter préjudice aux homosexuels libanais. Financée par des donateurs privés et des ONG de différents pays, elle est constituée d’une base de deux employés et de quarante à soixante volontaires, dont les tâches vont de la prévention au soutien psychologique par téléphone, et même à une aide juridique gratuite pour aider ceux qui sont arrêtés au nom de l’article 534.