Le 21 mai dernier, devant l’ambassade de Russie à Amman, un millier de Jordaniens, d’origine circassienne, réclament l’annulation des Jeux olympiques d’hiver 2014 et la reconnaissance du «génocide» de leurs ancêtres par l’armée du tsar russe, 150 ans plus tôt, dans une petite ville du Caucase, Sotchi. Mais les J.O. de Sotchi battent leur plein, signifiant l’échec d’une partie des revendications circassiennes. Retour sur une communauté méconnue de Jordanie.
Constance Desloire et Delphine Darmency, Amman
Lorsqu’un Jordanien croise un compatriote de peau blanche, mais à l’arabe parfait, il lui faut toujours quelques secondes pour se souvenir de ce petit groupe du Caucase dont l’histoire est trop souvent largement oubliée.
C’est en 1763 que commence la lutte du peuple circassien (ou tcherkesse selon l’étymologie arabe), résistant à la fièvre envahissante des troupes tsaristes. Composés de douze tribus, les Tcherkesses s’unissent contre l’ennemi, dans les années 1830, et se dotent d’un drapeau vert à douze étoiles. L’Union extraordinaire des tribus circassiennes est créée en 1861, mais n’est pas reconnue par la communauté internationale. Deux ans plus tard, les Circassiens essaient de négocier, avec le tsar Alexandre II, leur soumission pour ne pas être déportés, mais en vain. Le 21 mai 1864, s’achève la guerre du Caucase dans une dernière bataille qui n’épargne ni femmes ni enfants. Les historiens circassiens parlent de 800 000 morts. Débute alors l’exode d’environ un million de Circassiens vers les différentes régions de l’Empire ottoman. Plus de 200 000 décèdent pendant le voyage. Une majorité s’installe dans ce qui est aujourd’hui la Turquie, les autres dans les différents pays de l’actuel Proche-Orient, notamment en Jordanie où plusieurs milliers de réfugiés arrivent par vagues, à partir de 1878.
Après la Première Guerre mondiale, ils deviennent de fidèles sujets du royaume hachémite. Une fidélité qui s’explique par la structure tribale de la société Jordanienne, dont les Circassiens sont l’une des cinquante-six tribus. En temps de crise, le roi rend visite aux dignitaires tcherkesses, comme aux autres. Les Circassiens s’estiment fondateurs de la capitale et protecteurs de la monarchie depuis la fondation du royaume de Transjordanie en 1921. La garde royale de cérémonie, par exemple, est composée exclusivement de Circassiens en tenue traditionnelle. Ils se sont aussi fait remarquer comme officiers. Le père de Ali Maher, personnalité reconnue dans le milieu artistique de Amman, a servi pendant la guerre contre Israël en 1948. «Il a attaqué Moshe Dayan à Jérusalem, nous racontait le sémillant vieil homme, récemment décédé, et qui fut le premier à recevoir la Médaille d’honneur Jordanienne».
Aujourd’hui, fiers du rôle qu’ils ont joué dans la construction et la défense d’un pays, né après leur installation, les Circassiens se sentent à l’aise avec leur double appartenance. «Nous sommes Circassiens de nationalité, et Jordaniens de citoyenneté», revendique Tarek, 27 ans, jeune diplômé très investi dans les associations communautaires. De cinquante ans son aîné, le peintre circassien, Mohammad Keituka, clame aussi son amour pour son pays, la Jordanie, en admirant depuis un toit l’immense drapeau national qui flotte sur les hauteurs de la vieille ville.
Protéger l’histoire et la culture
Bien intégrés à la société et à l’économie en Jordanie, les Circassiens, largement assimilés − représentant environ 1,5% de la population − s’interrogent sur leur identité en observant l’effritement de leur culture et de leur mémoire. Ainsi, le célèbre historien tcherkesse Jordanien, Amjad Jaimoukha, souligne que tous les Tchétchènes, Caucasiens du Nord également, vivant en Jordanie, peuvent retracer leur généalogie sur sept générations, alors que les Circassiens en sont incapables.
Au fondement de leur culture, on retrouve la Khabze, la manière de vivre circassienne codifiée à travers les siècles. Selon la coutume, par exemple, à sept ans, les garçons partent s’entraîner à l’art de la chevalerie. D’autre part, les marqueurs culturels circassiens sont très différents de ceux des peuples arabes. La vie du couple tcherkesse est cloisonnée. Lorsqu’une femme est enceinte, il est de rigueur de ne pas en parler ouvertement. Mais ces traditions s’effilochent à l’épreuve du temps et des changements sociétaux. Quant aux croyances religieuses, originellement imprégnées de polythéisme, de paganisme et d’animisme, elles se sont progressivement adaptées aux différentes puissances dominant le Caucase, puis aux divers pays d’accueil des exilés. Les Circassiens sont chrétiens, juifs, ou encore, comme l’ensemble de la communauté de Jordanie aujourd’hui, musulmans. Leur langue, qui s’appuie sur un alphabet cyrillique légèrement modifié, est aussi frappée d’oubli, notamment à cause du manque de reproduction des générations précédentes, qui ont préféré s’intégrer par la langue arabe. Ali Maher s’appelait, en fait, Bermamet. Un nom imprononçable en arabe qu’il a choisi de modifier dans les années 2000. Seuls 10 à 15% des Circassiens de Jordanie pourraient encore parler tcherkesse, selon le linguiste Kamal Jalouka. Cependant, depuis quelques années, certains apprennent la langue circassienne en accéléré, auprès de l’Association circassienne de charité, pour lutter contre l’abandon de la pratique à domicile. «Tous nos pères ne savent pas ce que signifie notre drapeau, alors que nous, oui!, affirme Tarek. Notre génération est plus consciente de notre histoire et de notre identité».
Pour garder vivantes les traditions, des militants continuent d’animer les structures de la communauté. Aux clubs al-Jil et al-Ahli, où l’on pratique des activités sportives, l’accent est surtout mis sur le folklore. Des jeunes réapprennent, par exemple, à jouer sur des instruments traditionnels: l’accordéon «pshina» ou le tambour «baraban». Et si les clubs attirent la classe moyenne, la «Tcherkess Kitchen», un traiteur de cuisine traditionnelle, s’est installée en 1999 afin d’offrir un moyen de subsistance à une trentaine de femmes de milieux modestes. L’entreprise, située dans le quartier résidentiel du Septième cercle, vend à midi des pâtisseries à base d’amandes ou de miel aux employés de bureaux. Les cuisinières sont représentatives de la variété des profils des Tcherkesses. On y rencontre Maazez, une Tcherkesse de Syrie mariée à un Jordanien et parlant sa langue originelle; ou Khaoula qui ne parle qu’arabe mais dont le fils a voyagé au Caucase.
Malgré tous les efforts de certains, le mode de vie ancestral disparaît, notamment à cause de la dispersion des Circassiens dans plusieurs quartiers de la ville. Certains, comme Wadi Sir, dans les années 1940, étaient presque uniformément tcherkesses. Mais aujourd’hui, autour du Septième cercle, on aperçoit de-ci de-là des tags sur les murs, parfois des avertissements: «Si vous nous frappez, nous vous frapperons». Réflexe d’une minorité en danger. Certains sont d’ailleurs tentés par le repli identitaire. Tarek promet qu’il n’épousera qu’une Circassienne. Pour se rapprocher de ses racines, il s’est même lancé dans un commerce de légumes avec la région de l’ancienne Circassie d’où sa famille est originaire. Mais pour d’autres, la course contre l’assimilation est vaine. Le jugement de l’historien Amjad Jaimoukha est sans appel: «En-dehors du Caucase, être Circassien n’est que nominal. Longtemps, la diaspora a cru que c’était elle qui protégeait la culture. C’est faux, ce sont uniquement les Circassiens du Caucase», qui sont aujourd’hui 700 000.
Si le combat pour le maintien de leur culture en Jordanie est probablement déjà perdu, celui pour le «retour» n’est qu’illusion et leur demande de boycott des J.O. un échec. Leur revendication de la reconnaissance du «génocide» de leur peuple n’en est peut-être qu’au commencement, la Géorgie ayant déjà franchi le pas le 21 mai 2011. A suivre…
D.D. et C.D.
Une mobilisation internationale
Les Circassiens de Jordanie n’ont pas été les seuls à se mobiliser contre les J.O. de Sotchi et pour la reconnaissance de leur massacre. A
l’appel du collectif May 21 − qui regroupe une douzaine d’institutions circassiennes dans le monde depuis l’octroi en 2007 des Jeux à la
Russie −, des manifestations ont eu lieu,
le 21 mai dernier, devant le siège de l’Onu à New York et devant les institutions diplomatiques russes à Berlin et Istanbul. D’autre part, la
campagne internationale No Sotchi 2014, à
travers son tout dernier slogan kNOwn Sotchi, s’est concentrée sur la sensibilisation. Lors des J.O., 300 kits comprenant de la documentation
historique, des autocollants et des bonnets ont été distribués aux athlètes de quarante
délégations dans l’espoir que certains acceptent de soutenir leurs revendications.
La danse, au cœur de la culture
«Notre société est très pudique, très fière, donc la danse est notre seule façon d’exprimer des sentiments que nous refoulons en
permanence, décrypte Mirna Janbek,
professeure de danse circassienne au teint pâle et aux gestes soignés. C’est pour cela que vous verrez parfois des hommes danser
uniquement à genoux pendant toute une chorégraphie, pour exprimer la douleur». Plusieurs manifestations annuelles mettent la danse à l’honneur. Parmi elles, la cérémonie de remise des diplômes de la seule école
circassienne du Moyen-Orient: la Prince Hamza School. Côté gradins, un millier de personnes sont au rendez-vous, dont le prince Hamza, membre de la famille royale et parrain de l’établissement, unanimement applaudi. Côté scène, les drapeaux Jordaniens et
circassiens s’entremêlent. Dans l’obscurité, un épais nuage blanc se dissipe au rythme des accordéons et des percussions. Les
montagnes du Caucase se sont invitées à Amman. Dans de magnifiques costumes
traditionnels, de jeunes danseurs
perpétuent les rituels ancestraux. Guerriers par excellence, les hommes, dague à la
ceinture, portent sur la poitrine des flacons de poudre à fusil. Leurs pas, puissants, évoquent ceux des chevaux quand leurs mains,
dissimulées dans de très longues manches, rappellent les battements d’ailes de l’aigle. Le mouvement des femmes imite celui des cygnes, délicat et précis. Fières mais timides, elles lèvent la tête en baissant le regard.
Deux clubs à Amman pratiquent la danse tcherkesse, mais en amateurs. C’est donc parfois du Caucase même que des troupes professionnelles viennent en Jordanie
perpétuer une danse «pure». Les danseurs Jordaniens ont souvent essayé de moder-niser les chorégraphies. «Pourquoi pas, mais c’est de l’art et non plus du folklore, tient à
préciser Mirna, soucieuse du patrimoine. Il faut être conscient de la différence».