Du 21 au 23 février, Chrystèle Khodr a présenté Beirut Sepia dans les studios de Zoukak. Des souvenirs qui se tissent par la parole.
Chrystèle Khodr envoûte la salle, l’intimité de la salle, par le charme de ses contes, de sa gestuelle, de sa mise en scène, de son regard, perdu dans le vide ou fixant un spectateur, perçu comme une vision même de la ville. Beirut Sepia se faufile dans les orifices tentaculaires d’une ville où les histoires ont pullulé, sans jamais être narrées. Et c’est là qu’intervient le rôle de conteuse de Chrystèle Khodr, une «hakawati» au féminin qui ranime les souvenirs ou les extrait de leur enveloppe dans l’espoir de soulever cette «mélancolie de long terme» qui nous pèse sur les épaules, transmise de génération en génération, de souvenir en souvenir.
«Ma mère se souvient d’une ville qui ressemble à une carte postale. Je ne l’ai jamais connue, dit Chrystèle Khodr. Je ne pars pas à la recherche du paradis perdu de ma mère. Je veux parler de mon sentiment de défaite quand je marche dans les ruelles de la ville, quand j’imagine les souvenirs démolis au rythme des bulldozers. Peut-être que si je rassemblais ces souvenirs, je pourrais sauver ce qui reste de mon amour pour elle».
Face à une trentaine de spectateurs assis en demi-cercle, Chrystèle Khodr occupe l’espace par ses mots aux contours fuselés de poésie et de force. Elle avance masquée, pour se démasquer. Par moments, elle semble comme possédée, habitée par les tourments non-dits de la ville, auxquels elle tente de donner forme. Elle s’avance sur des bribes de souvenirs épars qu’elle rassemble, qu’elle tisse les uns aux autres. Et au fil de sa quête, elle s’enfonce sur le chemin de son aliénation à la ville. Forcément aliénée à la ville, parce que son acte, originellement libératoire de la parole, s’est assis sur une base narrative que l’audience perçoit, à son insu, au plus près du corps, dans la manière dont les sensations s’embrasent. Par un fil invisible au spectateur, mais brillamment et consciemment tissé par cette conteuse de charme aux pieds nus, Beirut Sepia emmène le spectateur dans une construction arachnéenne au détour de la ville, ses recoins les plus intimes, son passé, son présent, au bord des fenêtres de ses immeubles où se cachent, se tapissent, s’essoufflent tant de souvenirs qui n’attendent qu’à être démasqués.
«L’été 840 n’est pas une pièce de théâtre, mais un massacre» – «Leur Histoire qu’ils ont apprise dans les livres de religion»… Chrsytèle Khodr n’est jamais loin de la portée politique et sociale de son propos qu’elle déguise par des souvenirs, des bribes de souvenirs, souvent des phrases comme des aphorismes, qui résonnent entre les murs de la salle, entraînant sourires et émotions vives, sur un parterre de «souvenirs entassés», de «souvenirs que rien ne peut effacer», au fil des temps passés évoquant le début des guerres qui ont embrasé la région, au fil des sons des bombes, des bulldozers, de la mort fortuite, des blessures jamais oubliées, au fil du sectarisme, du communautarise religieux et politique qui s’ancre de plus en plus dans nos sociétés.
Et elle émaille la ville, et la représentation, d’histoires aussi éclatantes que cet «éclat d’or rouge» que les Libanais sont peut-être les seuls à connaître. Parce que ce mot n’existe que dans nos souvenirs, que dans nos images usées, que dans notre passé trituré. Trituré, mais pas suffisamment, mal touillé, très mal touillé et que Chrystèle Khodr avec son Beirut Sepia, comme d’autres rares artistes, arrive à éveiller pour souder, ranimer la plaie pour la cicatriser. Pour que cet «éclat d’or rouge» qui nous pèse sur les épaules se transforme en gouttes de sang qu’on regarde ouvertement pour pouvoir espérer un jour les assimiler, les accepter.
Nayla Rached