Le week-end dernier, l’Ukraine a basculé: après trois mois de manifestations, et trois jours d’affrontements dans lesquels plus de quatre-vingts personnes sont mortes, le Parlement a déchu le président Victor Ianoukovitch et fait libérer son opposante Ioulia Timochenko. Qu’on l’appelle coup d’Etat ou révolution, les événements récents constituent le début d’importants bouleversements dont l’issue et la portée restent encore incertaines.
L’Ukraine a connu le week-end dernier des bouleversements politiques jamais vus depuis la «Révolution orange» de 2004. Après trois mois de contestations, nées de l’abandon par le président Victor Ianoukovitch d’un accord d’association avec l’Union européenne, la capitale ukrainienne s’était transformée en champ de bataille. Plus de quatre-vingts personnes ont été tuées lors des violents affrontements entre forces de l’ordre et manifestants. Vendredi 21 février, pour tenter de sortir de la crise, un fragile accord avait été signé entre la présidence et les opposants, sous l’égide des ministres des Affaires étrangères allemand, polonais et français, et salué par les Etats-Unis. Cet accord, qui prévoyait un retour au régime parlementaire, la formation d’un gouvernement d’union nationale et la tenue de l’élection présidentielle anticipée avant la fin de l’année en cours, n’a pas su convaincre les manifestants de Maïdan, déterminés à voir Ianoukovitch quitter le pouvoir.
Chasse aux sorcières
Samedi 22, sans attendre que le président signe le document sur le retour à la Constitution de 2004, la Rada suprême a modifié la Constitution et désigné un nouveau président du Parlement et un nouveau ministre de l’Intérieur.
Dans la soirée, le Parlement a voté la «libération immédiate» de l’ex-Premier ministre Ioulia Timochenko, égérie de la Révolution orange de 2004, emprisonnée depuis 2010. Condamnée pour abus de pouvoir, elle est sortie dans l’après-midi de l’hôpital pénitentiaire de Kharkiv, dans le nord-est du pays. Sitôt libérée, l’opposante a accouru dans la capitale pour s’adresser à ses partisans et à l’opposition anti-Ianoukovitch, fendant sous les acclamations de plus de 50 000 personnes sur Maïdan, place centrale de Kiev. La foule scandait «Ioulia, Ioulia, Ioulia», même si certains manifestants se sont montrés sceptiques sur ses capacités à reprendre la main à Kiev. Pendant les trois mois de contestations, à aucun moment la libération d’Ioulia Timochenko n’a été une revendication ni une motivation.
Cette libération est intervenue quelques heures après la destitution par le Parlement du président ukrainien.
Par 328 voix sur 450 députés, la Rada a destitué Victor Ianoukovitch, le déclarant «dans l’incapacité constitutionnelle d’exercer ses fonctions». Le texte de la motion, lu par le nouveau président de la Chambre, Olexandre Tourchinov, devenu président par intérim, un allié d’Ioulia Timochenko, souligne que le chef de l’Etat, qui a quitté Kiev, «a abandonné ses responsabilités constitutionnelles, ce qui menace le fonctionnement de l’Etat, l’intégrité territoriale et la souveraineté de l’Ukraine».
Dans une interview accordée à la télévision ukrainienne UBR, Victor Ianoukovitch a exclu de démissionner, dénoncé un «coup d’Etat» et rejeté la légalité des décisions prises par les députés. «Ce qui se passe aujourd’hui est du vandalisme, du banditisme, un coup d’Etat», a-t-il lancé.
Dimanche 23, la Rada a multiplié les votations et amendements, consacrant une véritable purge anti-Ianoukovitch. Deux autres ministres ont été révoqués, ainsi que le procureur général, le chef des services secrets, et douze des quatorze juges de la Cour constitutionnelle, qui avaient permis l’élargissement des pouvoirs du président. Les Berkhout, unités antiémeutes, blâmées pour leur violente répression des manifestations, ont été dissoutes.
Par ailleurs, le nouveau ministre de l’Intérieur et partisan d’Ioulia Timochenko a déclaré lundi sur Facebook qu’Ianoukovitch et ses collaborateurs font l’objet d’un mandat d’arrêt pour «meurtres de masse» de civils. Ce dernier avait quitté la capitale vendredi par hélicoptère. Le ministre de l’Intérieur a affirmé qu’Ianoukovitch s’est réfugié dans sa ville d’origine, Donetsk, après avoir échoué à quitter le territoire pour s’exiler en Russie.
Dans la capitale, les lieux symboliques du pouvoir d’Ianoukovitch ont été peu à peu investis. De nombreux journalistes ont pénétré sans difficulté dans la résidence du président − dans la banlieue de Kiev −, d’habitude sous très haute protection. L’opposition explique que les gens se rendent nombreux vers ce lieu «afin de constater dans quelles conditions vivait Ianoukovitch ces dernières années».
La place Maïdan, principal lieu des affrontements depuis trois mois, est passée en une journée d’un no man’s land à un lieu de recueillement pour les habitants de Kiev. Au lendemain du meeting endiablé d’Ioulia Timochenko samedi, les habitants sont venus en nombre pour déposer des gerbes de fleurs et se recueillir sur ce qui était un jour plus tôt un réel champ de bataille.
Les organes de sécurité, notamment les Berkhout, unités antiémeutes, ont été radicalement remaniés par la Rada, afin de soutenir le combat des manifestants et d’arrêter les affrontements.
Sécession
Si le nouveau gouvernement semble faire l’unanimité dans la capitale, ce n’est pas le cas des régions proches géographiquement, culturellement et linguistiquement de la Russie.
Dans l’est, russophile, ces changements ne semblent pas au goût de tous les politiques. Le gouverneur de la région de Kharkiv, Mikhaïlo Dobkine, a ainsi révélé qu’un congrès des régions ukrainiennes pro-russes s’était ouvert samedi à Kharkiv, en présence de députés et de gouverneurs russes.
Les dirigeants des régions majoritairement russophones, partisans du président Victor Ianoukovitch, ont remis en cause samedi la légitimité de la Rada et déclaré qu’ils conservaient le seul contrôle de leurs territoires.
En Crimée, région autonome rattachée à l’Ukraine depuis 1954, les habitants, en majorité binationaux russo-ukrainiens, demandent la protection russe. Dans cette région où se trouve la base navale russe de Sébastopol, des milices se sont formées pour demander la sécession de la région.
Histoire de couper un peu plus les ponts, la Rada a voté un projet de loi annulant le bilinguisme qui faisait du russe la deuxième langue officielle dans certaines régions.
Si le nouveau gouvernement, formé mardi, ne fait pas l’unanimité et n’est pas reconnu dans tout le pays, c’est en grande partie dû à la lutte d’influence que se livrent l’Union européenne et la Russie.
Un pas vers l’Europe?
La Russie, par la voie de son Premier ministre Dmitri Medvedev, avoue émettre de «sérieux doutes» sur la légitimité du nouveau pouvoir ukrainien. Selon elle, «le reconnaître est une aberration». La Russie a d’ailleurs rappelé son ambassadeur présent à Kiev.
De plus, des députés russes commencent à se mobiliser pour faciliter l’octroi de passeports russes aux Ukrainiens d’ascendance russe.
Du côté occidental, l’Union européenne se félicite de ces changements politiques et du pas engagé vers elle, aux dépens de la Russie. Le président français, François Hollande, a salué «la transition démocratique qui s’engage», et souligné que «l’unité et l’intégrité territoriales du pays doivent être respectées».
Pas sûr cependant que ces bouleversements récents donnent la victoire aux Européens dans l’avenir. L’épineuse question économique est là pour rappeler l’urgence de la situation et l’attractivité de la Russie. Souffrant d’un déficit de près de quinze milliards d’euros, il n’y a que la Russie qui est en mesure de répondre rapidement et sans grande concession aux besoins de l’Ukraine.
Et puis, les personnalités ne sont pas non plus totalement antirusses, ni pro-européennes, à l’image d’Ioulia Timochenko, fin stratège politique, qui a été dans le passé une meilleure alliée à Moscou que ne l’a été Ianoukovitch. Lors de son retour triomphant, elle a d’ailleurs refusé de reprendre son ancien poste de Premier ministre, se plaçant ainsi au-dessus de la mêlée et des divisions politiques qui compromettent beaucoup de personnalités ukrainiennes. Elle a en tout cas gagné son combat contre son ennemi de longue date Victor Ianoukovitch. Mais ce combat n’est pas terminé.
Elie-Louis Tourny
La Russie boucle ses jeux en apothéose
En dépit de la crise ukrainienne, l’organisation des Jeux olympiques d’hiver a été un franc succès pour la Russie. Aucun terroriste islamiste du Caucase du Nord n’est parvenu à pénétrer le camp retranché, surveillé par 100 000 policiers, militaires, Cosaques et agents du Renseignement. Quant à la polémique internationale sur la fameuse loi anti-gay, elle s’est dissipée dès les premières épreuves commencées.
Sur le plan sportif, la nation peut être fière de ses athlètes. Le bilan est exceptionnel: la Russie termine à la première place du tableau général avec
trente-trois médailles, dont treize en or.
Le seul bémol vient de Kiev où Victor Ianoukovitch, présent lors de la cérémonie d’ouverture, a été
destitué un jour avant la clôture des jeux de Sotchi