Magazine Le Mensuel

Nº 2950 du vendredi 23 mai 2014

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Beyrouth des années 20. Des correspondances témoignent

Loin de la vision orientaliste du XIXe siècle, les soldats français de l’Armée du Levant, en poste au Liban et en Syrie dans l’entre-deux-guerres, correspondront avec leurs familles, leurs amis, leurs responsables, restés en France. Des témoignages visuels d’un Beyrouth des années 20 à travers des cartes postales en noir et blanc ou colorisées, empreintes de mémoires personnelles et de  détails historiques ou sociétaux. Mots d’amoureux transis, descriptions d’une ville où ils n’ont pas forcément choisi d’être, récits de voyage où le trajet en bateau d’une quinzaine de jours était déjà une expérience en soi; des souvenirs rédigés à la plume dont Magazine propose quelques extraits.

«Il existe des portes qui donnent accès à la multiplicité de l’Histoire. Elles permettent au lecteur, au spectateur d’élargir sa vision. J’ai eu la chance d’entrouvrir l’une d’elles, un jour de mai 1974. Me promenant sur les quais de la Seine, je remarquai, à l’étalage d’un bouquiniste, des cartes postales anciennes illustrées. Ma curiosité me poussa à lui demander s’il en avait qui représentaient le Liban notamment. C’est ainsi que je repartis, émerveillé, avec une cinquantaine de cartes postales acquises pour la modique somme de vingt-cinq francs, raconte Fouad Debbas dans le préambule de son livre Notre mémoire. Au cours de mes études, j’avais souvent déploré l’absence d’illustrations dans nos livres d’Histoire du Liban, poursuit-il. J’en avais conclu, hâtivement, qu’il n’en existait pas. Et voici que j’avais en main de vieilles vues de Beyrouth et de villages libanais. C’était la preuve qu’avait été, sinon volé, du moins caché un visage de mon pays et qu’il m’était possible de le retrouver».
Fouad Debbas aura, au fil de sa vie, réuni pas moins de 9000 cartes postales. Selon un autre collectionneur libanais renommé, Sami Toubia, plus de 10000 cartes postales différentes sur le Liban auraient été éditées pendant la période 1897-1943. Dans cet article, nous nous intéressons à la correspondance des soldats français de l’Armée du Levant écrite dans les années 1920 de Beyrouth ou de Syrie. Certaines cartes postales ne sont pas datées et ne portent pas de noms, l’auteur n’ayant pu regrouper l’intégralité de la correspondance.

«Le jeudi nous aperçûmes les côtes de l’île de Chypre et, le vendredi matin, nous entrâmes dans le beau port de Beyrouth. Là, des barques de toutes les directions vinrent chargées de denrées de toutes sortes, oranges, raisins, cigarettes, etc. qui ne sont pas chers:
–    Oranges: 8 pour 1 franc.
–    Cigarettes: 3 paquets pour 1 franc.
Par contre, le pain est cher et c’est du pain de riz.
Nous logeons dans des marabouts au dessus de la ville où nous apercevons quelques montagnes de la cime du Liban, dont quelques-unes sont couvertes de neige. C’est curieux car il fait très chaud».

Beyrouth, le 5/7/25
«Mademoiselle,
J’ai quitté la France désespéré. J’aurai tant voulu vous revoir pendant mon dernier séjour à Paris, une dernière soirée passée en votre agréable compagnie. C’était mon seul désir, vraiment je n’ai pas eu de chance, mais malgré cela je conserve un très bon souvenir de vous. Acceptez mademoiselle mes sincères salutations.
Mr Raymond G. Beyrouth, Syrie».

 

 

Beyrouth, le 19 – 4 – 1928
«Chers tante et oncle,
Je viens d’apprendre qu’un courrier par demain, ainsi je profite pour vous envoyer un mot. Et d’abord une question, recevez-vous mes lettres? Je vous ais écris de Brest, d’Oran, de Marseille et une de Beyrouth. Je ne sais si vous les recevez? Pour moi, les nouvelles sont rares ici. Je ne reçois qu’une lettre par ci, par là. Les courriers sont irréguliers. C’est dur vous savez, car ici c’est notre seule joie à nous, autres pauvres exilés.
La vie ici est assez monotone. Les grandes chaleurs approchent. Aussi les meilleurs moments sont le soir. Nous nous amusons avec un rien comme de vrais gosses. Nous sortons rarement, c’est la fin du mois, c’est tout dire. Je compte donner mon examen de quartier maître dans quelques mois, quand je me sentirais assez fort.
Je pense bien souvent à vous, votre neveu qui vous aime. Charles
PS: mettez comme adresse «Alliés» marine, Beyrouth, Syrie».
«Depuis quelques jours sur la terre promise, je vous adresse mes meilleurs souvenirs.
Amitiés».

Beyrouth, 3 décembre 1921
«Chère petite femme et cher Geogeo,
Arrivé hier, ma première impression est très mauvaise. Pays très sale où l’on voit de tout et de toutes les couleurs. Maintenant, sans doute, ne resterai-je pas ici; car le 11e spahis est à 200 kilomètres. Maintenant on me dit qu’il va être dissous, je serais donc sans doute versé dans un autre corps de Syrie. En un mot, tout cela est de l’imprévu».
Note historique: créé en novembre 1920, le 11e Régiment de Spahis Algériens est composé de cinq escadrons qui feront campagne en Turquie et en Syrie jusqu’en 1923. Il sera dissous le 6 mars 1933.

Beyrouth, le 1er juin 1920
«Mon cher commandant,
Cette image ne va pas vous convaincre sur le luxe des chemins de fer syriens – ici on se contente de peu. Je suis heureux de vous annoncer le succès de nos troupes en Cilicie, 1500 prisonniers, des canons et de nombreux matériels sont tombés entre nos mains. J’ignore à quelle date la guerre va cesser au Levant. Nous avons toujours besoin d’avions et de beaucoup de matériel. Vous ne nous oublierez pas. Mes hommages à Madame Bruncher et à vous mes sentiments les plus respectueux.
Max B.».
Note historique: la campagne de Cilicie dura de mai 1920 à octobre 1921 et opposa l’Armée du Levant alliée à la Légion arménienne aux forces turques de la Grande assemblée nationale de Turquie. Le général Jules Bruncher, destinataire de cette carte, s’engagera dans la Résistance durant la Deuxième Guerre mondiale et deviendra responsable départemental de l’Armée secrète pour la Charente-Maritime. Il sera finalement déporté avec sa femme le 15 août 1944 et décèdera dans le camp de concentration de Buchenwalden, en Allemagne, le 18 novembre suivant.  

Beyrouth, le 7 – 6 – 21
«Chers parents,
Quelques mots pour vous faire savoir de mes nouvelles qui sont toujours excellentes. Toujours la même vie ici, aujourd’hui c’est fête pour les musulmans, c’est la fin du Ramadan, depuis 40 jours les musulmans ne mangeaient que la nuit, c’est comme une espace de jeûne dans la religion chrétienne, ça a fini cette nuit, alors il y a pas eu moyen de dormir, toute la nuit ils ont tiré des coups de canons et des pétards, puis ils chantaient en s’accompagnant de tambourins. Samedi, j’ai reçu la carte du 18 et 2 lettres du 24 et 25 qui m’ont fait très grand plaisir. Le bonjour aux parents et amis.
Meilleures embrassades. Yves».

 

Latakieh, le 29 – 4 – 20
«Ma petite Marthe,
Enfin, cette fois, je connais un truc pour te faire écrire, mais tu sais ne t’y habitues pas car mes moyens ne me le permettrons pas toujours, malgré tout j’ai acheté pour toi 6 mètres de soie bleue que je vais t’envoyer de Port Said aussitôt que j’y serai arrivé. Je me demande si ça te suffira. Je te remercie moi aussi de ta gentille lettre, car elles sont si rares».

 


Beyrouth, le 11 septembre 26
«Chers grands parents,
Deux mots pour vous annoncer mon arrivée à Beyrouth. La santé est bonne est j’espère qu’il en est de même pour toute la famille. Débarqués d’hier nous sommes dans un camp de concentration. Le pays est superbe. Souhaitez le bonjour à tous. Le voyage a été excellent. En attendant de vous revoir recevez les bons baisers de votre René».

 


Hommage à la carte postale par Fouad Debbas
«Notre époque ne peut plus se passer de la précision et de l’impact de ces deux modes d’information: la photographie et la carte postale, qui sont peut-être les témoins les plus fidèles d’une vérité toujours si difficile à saisir. La carte postale rappelle modestement ce que fut Beyrouth, avec nostalgie mais sans fard. Issue de la photographie, elle ne s’avance pas masquée. Elle est nue, sans la lascivité qui caractérise parfois la peinture et sans l’impudeur dont souffrent trop souvent les films. Elle est, peut-être, le témoin le plus proche d’une vérité souhaitable». Extraits de son ouvrage Notre Mémoire.

 

Histoire de la carte postale par Sami Toubia
L’ancêtre de la carte postale, un rectangle en carton purement fonctionnel, a permis aux Parisiens assiégés lors de la guerre de 1870  de communiquer entre eux. Il faut attendre 1889 pour qu’apparaisse la première carte illustrée; cette carte, représentant une gravure de la tour Eiffel, sera diffusée à l’occasion de l’Exposition universelle de Paris. On attribue au Marseillais Dominique Piazza la paternité de la première carte postale photographique, en 1891. En quelques années, ce petit rectangle en carton devient une folie douce, un objet de collection pour ceux qui envoient et reçoivent des cartes postales. Beyrouth reçoit son premier lot de cartes postales en 1897, des vues générales de Beyrouth et de Baalbek, imprimées dans des médaillons, éditées en Allemagne et en Autriche. Un an plus tard, de nouveaux procédés d’impression vont mettre à la disposition du public des cartes panoramiques, reproduisant des clichés pris par les premiers photographes, surtout français, tels que Bonfils, Dumas ou Charles Bézier. Ils seront suivis par des photographes autochtones tels que Sabounji, Sarrafian ou Tarazi qui ont tiré les premiers clichés édités localement». Extraits du Livre Sarrafian – Liban 1900 -1930.

 

NDLR. Les lettres qui illustrent les photos ont été retranscrites exactement telles quelles avec les fautes d’orthographe et de style.
 

Delphine Darmency
 

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