Entre les informations faisant état d’une reprise du contrôle de Ersal par les éléments armés, les démentis officiels et ceux de certains habitants, la situation suscite des inquiétudes et divise les rangs. Elle met en évidence la fragilité du consensus interne et le fossé qui existe entre l’armée et la classe politique…
Depuis le déclenchement de la bataille de Ersal, il y a plus de trois semaines, l’armée et son commandement n’ont cessé d’être mis sur la sellette. Brusquement, des Libanais se sont transformés en experts militaires et chacun y a été de son petit refrain de critiques et d’analyses stratégiques. L’armée, en général qualifiée de Grande muette, a tenté quelques explications, mais le contexte qui entoure Ersal, et sa bataille, ne peut pas être dissocié de la politique et de la situation en Syrie. D’autant que depuis ces derniers jours, certains médias publient des informations sur une situation confuse à Ersal et sur la reprise du contrôle de la ville par les éléments armés dotés de listes de noms d’habitants qu’ils voudraient «punir pour leur coopération avec l’armée» et qui effectuent des perquisitions dans la ville. Des sources militaires et des groupes d’habitants interrogés par d’autres médias ont fermement démenti ces informations, affirmant que l’armée contrôle toujours stratégiquement la ville. Mais le malaise persiste. Notamment parce que la bataille de Ersal s’est achevée en une forme de queue de poisson peu rassurante.
Quelques heures après avoir pris l’initiative sur le terrain et reconquis toutes les positions qui lui avaient été arrachées, l’armée a soudain accepté de laisser les éléments armés − ou ce qui en restait − se retirer avec leurs armes vers le jurd, emmenant avec eux les otages militaires qu’ils avaient capturés dans leur attaque de certaines positions autour de la bourgade. Cette décision inattendue a laissé croire à l’existence d’un deal caché qui aurait poussé le commandement de l’armée à fermer les yeux sur le retrait des éléments armés et à cesser le combat. Certaines rumeurs ont circulé sur la possibilité que le commandant en chef de l’armée, le général Jean Kahwagi, ait accepté ce compromis en contrepartie de la promesse de se faire élire à la présidence de la République. Il devait donc épargner «les sunnites de Ersal» pour ne pas mettre en cause ses chances et, en même temps, l’Arabie saoudite aurait envoyé, via l’ancien Premier ministre Saad Hariri, un milliard de dollars à l’armée, une sorte de «récompense déguisée».
Pas de deal
Le commandement de l’armée refuse d’entrer dans des polémiques politiques. Mais des sources militaires répondent à ces accusations de la manière suivante: d’abord, aucun deal n’a été conclu entre le commandement de l’armée et Saad Hariri ou l’Arabie saoudite. Si l’armée a arrêté les combats, c’est d’abord parce qu’elle avait repoussé l’attaque dont elle avait été la cible. Elle a repris ses positions et chassé les éléments armés. Pour aller plus loin, il lui fallait deux choses: un mandat politique du gouvernement, des armes et des munitions. Le premier n’a pas été accordé, au contraire. Le commandant en chef a reçu un coup de fil du Premier ministre qui lui demandait de ne pas entrer à Ersal afin d’épargner la population, ajoutant que les autres demandes n’étaient pas assurées, l’armée étant incapable, avec les armes et les munitions dont elle dispose, de mener une bataille rude et de longue haleine à Ersal et dans le jurd, pour en finir réellement avec les éléments armés. Elle a donc réussi à chasser les miliciens de la ville. Il faut aussi préciser que 400 au moins des éléments qui combattent sous la bannière de Daech et du Front al-Nosra sont originaires de Ersal et qu’ils peuvent entrer dans la ville en tant que résidants. L’armée ne les connaît pas tous et n’a pas de mandat pour les arrêter ou pour entreprendre des perquisitions dans la ville. Militairement et politiquement, l’armée ne pouvait donc pas mener cette bataille, même si elle est consciente de la fragilité de la situation dans cette zone difficile à la géographie escarpée et complexe.
Le scénario du déjà-vu
Les sources militaires ajoutent que si le commandant en chef voulait réellement se faire élire à la présidence, il aurait poursuivi la bataille à l’intérieur de Ersal. Il aurait à ce moment reçu les applaudissements du Hezbollah, du CPL et de la plupart des parties internationales, en devenant le véritable chef de file de la lutte contre le terrorisme. Il a préféré ne pas le faire, d’abord pour respecter la hiérarchie de la décision au Liban, mais aussi faute de moyens et pour épargner les vies des militaires et des civils, quitte pour cela, à essuyer des critiques.
Les sources militaires balaient la théorie selon laquelle les combats de Nahr el-Bared en 2007 ont amené le commandant en chef de l’armée de l’époque, Michel Sleiman, à la présidence et que les combats de Ersal auraient le même objectif. Ce ne sont pas, selon ces sources, les combats de Nahr el-Bared qui ont porté Sleiman à la présidence, mais la conférence de Doha en mai 2008. De plus, les combats de Nahr el-Bared ont duré trois mois et ont été très coûteux pour l’armée et ont finalement abouti à un compromis tacite qui a favorisé la fuite de Chaker el-Absi. A Abra, en 2013, l’armée s’est aussi battue contre les partisans du cheikh Ahmad el-Assir et, au final, un compromis non déclaré a facilité la fuite du cheikh et de ses principaux partisans. Cette fois, à Ersal, c’est le même scénario, sauf que le commandement de l’armée a préféré ne pas attendre le compromis tacite et arrêter les combats en sachant qu’en fin de compte, on lui aurait interdit d’arrêter les chefs, en raison justement des fameuses ententes régionales et internationales qui paralysent les institutions du pays à cause d’une importante partie de la classe politique.
Quant aux milliards de dollars promis à l’armée, précisent les sources militaires, il n’y a encore rien de concret pour l’instant. Les trois milliards annoncés par l’Arabie saoudite semblent poser problème, pour des raisons pas encore très claires entre Riyad, Paris et Beyrouth. Reste le milliard de dollars géré par l’ancien Premier ministre Saad Hariri. Des réunions fructueuses ont été tenues lors du passage de l’ancien Premier ministre à Beyrouth, mais depuis son départ, il n’y a plus eu d’éléments nouveaux. L’armée attend toujours, en essayant de ne pas se plaindre et de ne pas critiquer une situation politique qui la pousse presque à mendier. Le budget qui lui est consacré n’a pas augmenté et ses missions ne cessent de grandir. Les caisses de l’Etat sont quasiment vides et il n’existe pas d’autre solution que d’attendre les aides de l’étranger… qui passent forcément par plusieurs filtres politiques, locaux, régionaux et internationaux.
Toutes ces explications rendent évident le fait que la situation reste explosive. L’armée agit au mieux, avec les moyens dont elle dispose. Mais pour lutter efficacement contre le terrorisme grandissant dans la région, il faut des équipements spécifiques et, surtout, une décision politique claire… qui se fait toujours attendre.
Décision à double tranchant
La dernière décision du Conseil des ministres de permettre à l’armée et aux FSI d’enrôler de nouvelles recrues suscite quelques interrogations. Selon des experts militaires, si le gouvernement voulait réellement par ce biais renforcer l’armée, il aurait permis à celle-ci de recruter seulement de nouveaux soldats. En ouvrant la porte du recrutement aux FSI, la décision est plombée, car un jeune en quête d’emploi préférerait sans nul doute intégrer les FSI, où le job est plus facile et moins dangereux qu’au sein de l’armée où il a de fortes chances de payer de sa vie, des missions de plus en plus graves étant confiées à la troupe…
Joëlle Seif