Magazine Le Mensuel

Nº 2983 du vendredi 9 janvier 2015

Spectacle

Avec la compagnie Zoukak. Mourir, jouer et témoigner

Du 5 au 8 janvier, le théâtre Monnot a accueilli les dernières créations de la compagnie de théâtre Zoukak: Death comes through the eyes et He who saw everything, écrites et mises en scène par Omar Abi Azar et Maya Zbib.
 

En l’espace de vingt minutes, Death comes through the eyes transpose le public en une dimension multidimensionnelle, où les notions de temps et de l’espace déraillent, les aiguilles symboliques de l’une perçant les murs concrets de l’autre. Deux impressionnantes comédiennes, Maya Zbib et Chrystèle Khodr. Un visage toujours souriant, un sourire figé, inquiet et inquiétant. Un autre visage, figé aussi, aux traits presque tristes, presque impassibles. Fatigués tous les deux, peut-être de voir, d’exister avec ces deux orbites oculaires où tout se concentre et où tout se perd à la fois. Deux visages. Un visage et un masque. Deux masques. L’éternelle figure du Pierrot lunaire. Chaque spectateur face à son miroir, à ses miroirs, à ses plaquettes réfléchissant l’univers. Mais il ne s’agit même plus de masques. Il n’y a même plus de masques à faire tomber. Ils sont tombés depuis longtemps, depuis bien longtemps, bien avant l’année 33 ap. J.-C.
Fidèle au «modus operandi» qui sous-tend leur travail, avec la compagnie Zoukak les dates s’emmêlent toujours à l’Histoire et aux histoires. Saigon, Beyrouth, Gaza, Rome, Alep, Soudan… 1986, 1962, 2011, 1499… les histoires et les images évoquées en ces lieux et ces temps tournent, encore une fois, mais cette fois de manière plus directe, autour de la thématique de la mort, de l’image de la mort. Une image que les médias, tous médiums confondus, allant même jusqu’à la création artistique, étalent dans toute son atrocité héroïque et balisée.
Death comes through the eyes est l’une des pièces du triptyque sur lequel planche depuis un an la compagnie Zoukak, autour de la mort et de l’immortalité, et traitant de notre responsabilité face aux multiples représentations de la mort à travers les médias. «(Réveillant) nerfs et cœur», à «ce point d’usure où notre sensibilité est parvenue», pour reprendre les propos d’Antonin Artaud, le spectateur en vient presque à envier les acteurs sur scène. Pour la capacité qui leur reste encore, qu’ils se sont forgée, que le théâtre paradoxalement leur octroie, à «agir», même si l’action se limite à l’espace scénique, à l’instant scénique. Pour leur capacité à «jouer» la mort. A en sourire, de ce sourire figé encore et toujours. Au moment où la banalité de l’écran s’est substituée à la gravité des échiquiers, où la mort est continuellement jouée sous nos yeux.
On sort de Death comes through the eyes avec cette sensation inextricable de vouloir prolonger encore cette «illusion vraie» créée pour nous, redoutable, redoutée et désirée, et cette envie seconde de fuir, fuir encore et toujours la face réfléchissante du miroir, de notre propre «intérieur» figuré sur scène, amplifié par une cérémonie de mise à mort quotidienne, de tout moment.

 

«Balle dans le cœur, balle dans la tête»
Mais il n’y a pas moyen de fuir. Quelques minutes d’entracte où les discussions tourneront encore et encore autour de la mort, de ce qui est entendu, de ce qui est vu, de ce qui est vécu, et nous voilà dans la grande salle du théâtre Monnot, pour plonger, yeux écarquillés, au cœur de He who saw everything.
Lamia Abi Azar, Hachem Adnan, Chrystèle Khodr, Junaid Sarieddeen et Maya Zbib nous accueillent dans cet espace devenu le nôtre, où l’épopée de Gilgamesh croise les influences d’Antonin Artaud, Howard Barker, Marguerite Duras, Henrik Ibsen, Mahmoud Darwiche… qui rejoignent, indissociables, inextricables, l’état d’un monde à la fois réel et virtuel où la fatalité et l’éternité ne sont que les mêmes facettes d’une mort unique et multiple. Et les frontières du théâtre se distillent: tragédie grecque, coryphée, chœur, masques antiques, épopée, théâtre dans le théâtre, chansons populaires, mythes, fables, modernité, actualité, mouvements du corps, gestuelle rythmique, sons, instruments de musique, pas de danse… la scène semble se remplir d’objets, de voix et de moyens théâtraux, tout en se vidant et se dévidant de ce qui fut toute notion de représentation.
Le théâtre n’est plus assujetti au texte, puisque les mots lancés par les acteurs sont essentiellement retentissants par le fait même de leur répétition continue, incessante, comme une litanie, une prière, une incantation. Comme la mort elle-même, omniprésente, arbitraire, populaire, affaire de masse et de cérémonie. … et cette «balle perdue, balle de sniper, balle dans le cœur, balle dans la tête».
Le geste de décapitation peut-il ne plus sembler aussi terrifiant puisqu’il s’insère au cœur d’une chanson populaire, puisqu’on a le loisir de le jouer et le rejouer dans le monde virtuel, puisque chaque geste anodin, usuel, répercuté de tradition en coutume, pourrait en être le reflet inversé, au nom d’un dieu tout grand, d’un pays tout petit mais tout grand, d’une nation encore plus grande… «Béni soit-il, béni soit-il, béni soit-il… il est mort jeune, il est mort en héros, il est mort en martyr»… Souvent l’impassibilité étudiée des comédiens, dans leur gestuelle essentiellement, mécanique, comme dénudée de pouls, vidée de vie, les mots claquant en écho dans les résonances d’une mémoire ancestrale, donnent le temps aux spectateurs de leur rappeler que le temps manque. Gilgamesh et sa quête d’immortalité, ou «Lazare odorant déchirant son suaire», ou le comédien dans l’espace-temps créé qu’est le théâtre, pantin désarticulé qui tire sa révérence en toute dignité, celui qui a tout vu, témoin qui revient pour raconter, parce que la vie n’est pas une cause perdue. Pas encore.

 

Nayla Rached

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