Magazine Le Mensuel

Nº 2987 du vendredi 6 février 2015

ACTUALITIÉS

Sissi sonne la mobilisation. Le Sinaï, l’autre front de Daech

La région du Sinaï se retrouve de nouveau au cœur de l’actualité après les trois attaques perpétrées simultanément le 29 janvier dernier, par la branche égyptienne de l’Etat islamique. Une véritable explosion de violence, alors que l’Egypte célébrait l’anniversaire de la chute de Moubarak.
 

Ce n’est pas la première fois que la région du Sinaï est confrontée à des attentats terroristes de ce type. Dans le passé déjà, de précédentes attaques avaient coûté la vie à des dizaines de soldats. Mais l’offensive du 29 janvier dernier se distingue par plusieurs faits. D’abord, parce qu’elle a eu lieu en dépit d’une opération militaire en cours contre les éléments terroristes présents dans le Sinaï. Ensuite, parce que ce n’est pas une, mais trois attaques, qui ont été menées simultanément à trois endroits différents contre la police et l’armée. Bilan, une trentaine de morts parmi les membres des forces de l’ordre égyptiennes.
C’est l’attaque d’el-Arich qui aura été la plus meurtrière. Mené tambour battant à coups de tirs de roquette, d’obus de mortier et d’une voiture piégée, l’assaut touche des bâtiments des forces de police, de l’armée, mais aussi une zone résidentielle où vivent des officiers. Vingt-cinq militaires sont tués. Une fois de plus, le chef-lieu de la province du Nord-Sinaï paie un lourd tribut, la ville ayant déjà été touchée en octobre par un attentat qui avait fait trente morts parmi les soldats. L’attaque indique en tout cas un haut niveau de planification et de sophistication.
Dans le même temps, à Rafah, point de passage pour la Palestine, un commandant de l’armée est pris pour cible à un check-point. Enfin, un autre agent de police meurt sur le bord d’une route à Suez, touché par l’explosion d’une bombe. Les bureaux du journal gouvernemental al-Ahram auraient aussi été anéantis par l’explosion.
Derrière ces trois attaques, un seul groupe, auto-baptisé Ansar Beit el-Maqdis, la branche égyptienne de l’Etat islamique.

 

Lutte difficile et longue
Zone réputée volatile depuis des années, le Nord-Sinaï faisait pourtant l’objet d’une surveillance particulière et d’opérations coup de poing. Ironie du sort, depuis l’attaque d’octobre 2014, les autorités avaient décrété l’état d’urgence d’el-Arich à Rafah. Une précaution qui avait été prolongée dimanche dernier, assortie d’un couvre-feu draconien de 17 heures à 4 heures du matin. Selon certaines sources, pas moins de 16 à 18 bataillons de l’armée égyptienne patrouillaient dans la région. Des centaines de maisons avaient aussi été détruites tout le long de la frontière avec la bande de Gaza, afin de créer une zone tampon et en finir avec les fameux tunnels reliant Gaza à Rafah. Des mesures visiblement pas suffisantes.
Au soir du 29 janvier, l’armée égyptienne s’empresse de réagir. Un communiqué estime alors que ces trois attaques font office de «riposte», aux opérations militaires menées dans la région contre les islamistes.
Deux jours plus tard, le président égyptien Abdel-Fattah el-Sissi, qui a dû écourter une visite en Ethiopie, réagit. Dans une déclaration télévisée qui semblait promettre du sang, de la sueur et des larmes, le raïs a estimé que la lutte contre les jihadistes dans le Sinaï serait «difficile, dure (…) et elle sera longue», prédisant même de nouvelles attaques. A l’issue d’une réunion avec la direction de l’armée, il a annoncé la création d’un «commandement militaire unifié», chargé exclusivement de «la lutte contre le terrorisme» dans le Nord-Sinaï. D’ailleurs, le soir même, l’armée aurait, selon des sources de sécurité, déjoué un attentat suicide à la voiture piégée dans la région de Cheikh Zoueid, tandis que des combats faisaient rage entre soldats et jihadistes, du côté de Rafah.
«Nous n’abandonnerons le Sinaï à personne», a aussi martelé Sissi, lors de son intervention télévisée. «Le Sinaï sera aux Egyptiens et (nous) mourrons pour le défendre», a-t-il lancé. Mais pour l’heure, et malgré la campagne militaire lancée, il y a plus d’un an déjà, contre les jihadistes présents dans la région, les forces de l’ordre sont régulièrement visées par des attaques meurtrières.
Dans son discours, Sissi s’en est de nouveau pris aux Frères musulmans de l’ex-président Mohammad Morsi, les accusant d’être derrière les attentats. Rappelons que jusqu’à présent, les jihadistes affirmaient agir en représailles à la répression des Frères musulmans par le pouvoir. Il a ainsi estimé que son pays «affrontait la plus puissante organisation secrète du monde». Des accusations véhémentes, alors que l’Egypte célébrait quelques jours auparavant l’anniversaire de la chute de Hosni Moubarak le 25 janvier 2011.

 

Des racines anciennes
Pour Omar Ashour, spécialiste du Sinaï à l’université d’Exeter (Grande-Bretagne), «les racines de cette crise sont anciennes». Interviewé par Libération, il explique qu’«elles remontent au retrait israélien en 1982. Depuis, les politiques sécuritaires considèrent le Sinaï comme une menace directe ou potentielle. Les bédouins locaux, eux, sont vus comme de potentiels informateurs, terroristes, espions ou contrebandiers». Résultat, selon Ashour, «la politique adoptée dans le Sinaï par l’actuel régime au pouvoir − dans la continuité du système Moubarak − a transformé un problème de sécurité limité en une rébellion locale armée».
Hasard du calendrier, ou pas, les déclarations du général Sissi ont coïncidé avec la décision de la justice égyptienne de classer comme organisation terroriste, la branche militaire du Hamas, les brigades Ezzedine el-Qassam, accusée de soutenir l’insurrection jihadiste dans le nord-est du Sinaï. Une annonce qui risque de détériorer un peu plus les relations entre le Hamas et l’Egypte.
Le Pays des Pharaons aura fort à faire pour venir à bout des terroristes d’Ansar Beit el-Maqdis. Son serment d’allégeance à Daech, en novembre dernier, n’a pas empêché le leader d’al-Qaïda, Ayman el-Zawahiri, de lui envoyer un message de soutien. Sans oublier que l’instabilité régionale actuelle − au premier rang figure la Libye − facilite l’approvisionnement et l’acheminement des armes.
L’Egypte apparaît comme un nouvel enjeu pour les jihadistes du monde entier. Pour l’heure, selon certains chiffres, Ansar Beit el-Maqdis compterait dans ses rangs de 700 à 1 000 combattants. Un chiffre qui pourrait rapidement grossir, avec de nouvelles recrues formées et radicalisées, de retour de Syrie. Estimés à une grosse centaine, ces combattants pourraient apporter leur expertise au groupe terroriste, et faire sombrer l’Egypte dans le chaos. Comme l’a souligné Sissi, la guerre risque d’être longue.

Jenny Saleh

La branche égyptienne de Daech
C’est le 10 novembre 2014 que les jihadistes égyptiens du groupe Ansar Beit el-Maqdis annoncent leur décision de prêter allégeance au «calife Ibrahim Ben Awad», alias Abou Bakr el-Baghdadi, le chef de l’Etat islamique. Dans un enregistrement diffusé sur Twitter, ils font ainsi serment «d’écouter et d’obéir» au calife.
Ce groupe, dont le nom signifie «les partisans de Jérusalem», est très actif dans le Sinaï depuis des années. Ansar Beit el-Maqdis a ainsi revendiqué la plupart des attaques conduites depuis le renversement du président islamiste Mohammad Morsi en juillet 2013. Jusqu’à ce qu’il prête allégeance à Daech, il affirmait s’inspirer d’al-Qaïda. Selon des sources militaires égyptiennes, l’émir du mouvement, Farhan Khamis el-Mateeka, aurait été tué le 10 octobre 2014 à Rafah, lors d’un assaut de l’armée.
D’après la correspondante au Caire du Figaro, Delphine Minoui, ces jihadistes se distinguent par «une professionnalisation de leurs opérations». «Ils ont à leur avantage la maîtrise d’un terrain escarpé qu’ils connaissent bien mieux que l’armée». Selon des habitants de la région, contactés par Delphine Minoui, Ansar Beit el-Maqdis «contrôle(rait) intégralement», certaines zones, «notamment dans la région de Cheikh Zoueid où des membres armés et encagoulés du groupe ont la main sur plusieurs check-points».
L’organisation inquiète de plus en plus, car elle apparaît dotée de moyens militaires puissants. La destruction en vol d’un hélicoptère dans le Sinaï, en janvier dernier, aurait ainsi été réalisée avec un missile portable SA 16, démontrant les capacités du mouvement.

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