A l’heure où le peuple arménien commémore le centenaire du génocide perpétré par les Turcs entre les années 1915 et 1918, c’est au Musée de Cilicie, au catholicosat de la Grande Maison de Cilicie à Antélias, témoignage authentique de la créativité et des aspirations spirituelles et intellectuelles arméniennes, que L’Hebdo Magazine a choisi de faire escale.
Installé au sein du catholicosat de Cilicie à Antélias depuis 1998, le Musée de Cilicie est le lieu par excellence où les derniers vestiges de l’art religieux arménien et autres objets sauvés des rafles de l’armée turque ont trouvé refuge. Au sein du bâtiment qui, jadis, accueillait le séminaire et qui abrite toujours une bibliothèque, les objets chargés de passé et sauvés par les rescapés du génocide en 1915 sont sauvegardés et conservés sur trois étages, dont chacun possède sa propre singularité. A l’époque, dans des conditions misérables, les moines réunissent à la hâte tout ce qu’ils peuvent prendre: coffres, manuscrits, de magnifiques vêtements sacerdotaux, voiles, vaisselle liturgique et autres reliques précieuses. C’est au premier étage, dans une salle abritant exclusivement des objets ayant appartenu au catholicosat de Sis que le voyage commence. Parmi les nombreux objets exposés dans la pièce, les étoles, mitres, calices ou nappes d’autels témoignent de la grandeur et de l’ancienneté d’une communauté qui a traversé les siècles… et les épreuves. Sur les chemins de l’exode, transportés tant bien que mal par les rescapés du génocide, les précieux objets ont survécu à un parcours jalonné d’incidents. Lors du trajet à la sortie de Sis, et parmi tant d’autres, le chaudron du saint chrême se brise, laissant l’huile sacrée se déverser sur le sol. Les coffres, quant à eux, ont bien failli rester au fond de l’eau, au cours de la traversée du fleuve Djihan, où le chariot qui les transportait se détache et laisse sa cargaison tomber dans les flots. Après de longues heures d’efforts, non sans le courage des moines et autres jeunes gens qui faisaient partie du convoi, les coffres sont récupérés et mis en lieu sûr.
Une force spirituelle
Le Musée de Cilicie tient à relater ces épisodes, qui permettent ainsi de mieux saisir la portée des objets conservés sur place. C’est dans cette même salle que l’on peut admirer un véritable trésor de reliques et reliquaires. De nombreuses pièces, à fonction ecclésiastique et liturgique, remplissent les vitrines, élevées au rang de véritables œuvres d’art. Parmi celles-ci, des tiares, des étoles, des vêtements épiscopaux (pouvant peser 30 kilos!) offrent un aperçu de l’art de la broderie allant du XVIIe jusqu’au début du XXe siècle. La richesse des orfèvreries religieuses (calices, croix, moules à hostie, boîtes à encens…) nous donne également des informations sur la production des ateliers de Sis, d’Adana, de Constantinople, d’Alep, d’Antioche et de Diyarbakir.
En 1915, les moines détachent les lampes d’argent et dévissent les hauts chandeliers d’argent doré placés de part et d’autre des autels et procèdent de même pour les multiples éléments du grand lustre de l’église Sainte-Sophie du catholicosat de Sis, accompagné de deux lustres d’argent de taille plus réduite. Soigneusement restaurées, ces pièces reflètent la grandeur de l’Eglise de Sis du temps du catholicos Kirakos le Grand, jusqu’au moment du départ précipité. Une grande vitrine d’évangéliaires aux luxueux ornements d’argent, les croix d’autel de divers genres serties d’une multitude de pierres précieuses, les voiles brodés d’or fin et les chandeliers d’argent filigrané laissent le visiteur émerveillé. Là, dans un autre coin de la pièce, des rhipidia ornés de séraphins, calices d’argent et de vermeil et encensoirs décorés de motifs floraux témoignent d’un savoir-faire arménien exceptionnel.
Mais la visite ne s’arrête pas là. Au fur et à mesure, les vitrines semblent adresser un véritable message de culture et de force spirituelle ancrées dans la durée et pour des années à venir encore. Au même étage, une magnifique collection de livres imprimés et manuscrits enluminés vient compléter la splendeur de l’exposition. S’inscrivant dans une tradition millénaire, les Arméniens ont copié et enluminé des manuscrits jusqu’au XVIIIe siècle, alors que les livres arméniens étaient imprimés depuis 1511. Pendant près de deux siècles, la production éditoriale se développa parallèlement à la production manuscrite. Certains ouvrages exposés témoignent d’une activité qui prit son essor en Europe, à Venise, Amsterdam et Marseille, avant que Constantinople ne devienne au XVIIIe siècle le principal foyer de l’imprimerie arménienne. Deux exemplaires, qui font partie des toute premières impressions arméniennes réalisées à Venise par Hakob Meghapart, sont offerts à la contemplation du public: le Calendrier simplifié de 1512 et le Livre des Cantiques de 1513, ainsi que de luxueux synaxaires et hymnaires datant du XVIIe siècle.
Les manuscrits illustrés, quant à eux, perpétuent le souvenir du catholicos Garegin Hovsepian, qui fut un grand spécialiste de l’art arménien. D’autres œuvres d’art témoignant de la vivacité spirituelle et intellectuelle des Arméniens sont également exposées, comme des miniatures représentant des scènes bibliques de l’Annonciation ou de la Cène.
Un patrimoine unique
Avant de gagner le troisième étage, une petite collection de tapis et tapisseries du XVIIIe au XXe siècle est visible, ainsi qu’une multitude d’objets de la même époque, habits traditionnels, nappes brodées et instruments de musique dont la «Kemantcha», sorte de vielle à pique rustique, dont l’origine remonte au IXe siècle.
Reprise de l’ascenseur qui nous amène au dernier étage de l’exposition. Cette dernière section du musée abrite une collection d’art moderne d’artistes arméniens de la fin du XIXe siècle à nos jours. Parmi les toiles, on trouve des peintures de Haroutyun Galentz, Vartan Mahokian, Assadour, Paul Guiragossian ou Hrair. Le Musée de Cilicie présentera bientôt une exposition au rez-de-chaussée, réunissant les ouvrages qui retracent l’histoire du génocide arménien, des plus anciens aux plus récents.
Dans la salle qui doit l’accueillir, l’heure est aux préparatifs. Des couvertures des livres sélectionnés dans toutes les langues tapissent les murs. Parmi les références affichées, on découvre, entre autres, Deir-Zor, on the trail of the Armenian Genocide of 1915 de Bardig Kouyoumdjian, Mayrig d’Henri Verneuil, Erevan de Gilbert Sinoué ou encore Family of Shadows de Garin K. Hovannisian.
Une visite émouvante, dont les trésors témoignent d’une richesse et d’un patrimoine culturel unique. Aram Ier, catholicos de Cilicie, a affirmé en 1998 que «tout Arménien doit venir en visite ici pour poursuivre, animé d’une foi renouvelée, sa marche vers l’avenir». Il aurait dû dire: «Tout être humain doit venir en visite ici». Pour comprendre que la barbarie n’aura jamais raison de la culture.
Marguerite Silve
De Sis à Antélias
A la fin de la Première Guerre mondiale, à la suite du génocide en 1915 et de la déportation des Arméniens de Cilicie, le Saint-Siège du catholicosat de Cilicie dut abandonner son site historique cinq fois centenaire de Sis qui avait été la capitale du royaume arménien de Cilicie. Il se réfugia au Liban où il fut réinstauré en 1930 et réorganisé comme nouveau centre pour les églises arméniennes placées sous sa juridiction. Successivement, de nombreux édifices furent construits à Antélias dans l’enceinte du catholicosat: en 1938, la chapelle dédiée aux Martyrs arméniens de 1915 et le bâtiment du séminaire doté d’une imprimerie et d’une bibliothèque qui connut une nouvelle extension en 1952; aussi en 1938, la résidence du catholicos qui a été entièrement reconstruite en 1968; en 1940, la cathédrale Saint-Grégoire l’Illuminateur; en 1966, le mausolée servant de sépulture aux catholicos de Cilicie et la résidence des évêques et des moines. Le Musée de Cilicie est le dernier-né de ces édifices. Conçu en 1944, le projet a été élaboré durant le pontificat de S.S Karékine II Sarkissian, élu en 1995 catholicos de tous les Arméniens à Etchmiadzine en Arménie. Les travaux qui se sont poursuivis durant le pontificat de S.S Aram I Késhishian, catholicos de la Grande Maison de Cilicie, ont été menés à terme en décembre 1997. Inauguré le 30 mars 1998, le musée est installé dans le bâtiment où se trouvait le séminaire et qui abrite toujours la bibliothèque. La conception et la réalisation muséologiques sont de Sylvia Agémian.