Jusqu’au 27 mai, le cinéma Métropolis projette Araq, guardians of time lost, de Diala Kashmar, un documentaire qui jette un regard profondément humain sur un sujet angoissant dans le paysage politique et social du pays: celui des «voyous» rassemblés au coin des rues, outils de la prochaine guerre. A moins que ne tombent les préjugés…
Araq, un film qui intrigue, qui ne s’oublie pas, qui enclenche une série de questions et de questionnements incessants, pour nous tous Libanais, peut-être un peu plus la génération de la guerre, celle qui a l’âge de la guerre. Les voyous, les «ze3ran», chacun de nous connaît sûrement ce rassemblement de jeunes hommes dans les coins de la rue, dans chaque quartier, peut-être dans certaines régions à couleur partisane unique plus que d’autres. Ces «voyous» qu’à l’échelle personnelle et nationale on redoute, dont on a peur, évitant ces rues juste pour les contourner, convaincus qu’ils sont les symboles, les outils de la guerre. Un voyou, qu’est-ce qu’un voyou dans ce pays?
«Depuis le temps que je suis à Beyrouth, explique Diala Kashmar, j’entends ce mot ze3ran présenté dans un contexte dangereux et agressif». L’envie de briser ces frontières, de dépasser ces préjugés, comme une pensée obsédante qui ne cesse de revenir a été le point de départ de ce documentaire. Loin des idées reçues, elle a voulu traiter la question dans une approche complètement différente, d’humain à humain, les aborder tout simplement comme des Libanais de son âge qui ont un autre mode de vie, qui auraient pu avoir une tout autre vie mais… le pays a été plus fort qu’eux, la rue les a ravalés, et ils y sont toujours, par libre choix ou par choix imposé la plupart du temps, ils y sont encore.
La rue plus forte que tout
Par le biais d’un ami avocat qui s’occupe des affaires légales des «voyous» du quartier d’«al Lija», célèbre en ce sens dans Beyrouth, et qu’il aide autant qu’il le peut, elle fait la connaissance de Titi. «Titi dégageait tellement de gentillesse et de générosité, écrit-elle dans la note d’intention. Il m’a fortement étonnée et m’a introduite auprès de son gang. J’ai découvert que tous les amis de Titi ont cette même bonté et chaleur, cachées sous l’apparence d’une personnalité retorse qui fait d’eux les outils de la prochaine guerre. Depuis, je n’ai plus cessé de penser à eux, réalisant qu’ils ne peuvent réellement exister si je ne vais pas dans leur cocon».
Le chemin n’a pas été facile. De pourparlers en échanges vifs, voire agressifs, elle essaie de les convaincre de prendre part au projet. Parallèlement, elle entame une recherche anthropologique sur l’historique et l’évolution du mot voyou, surtout le groupement des voyous du quartier al-Lija connu en ce sens et, qui, dans les années 50 et 60 étaient appelés les «abadayes». Ce n’est qu’après la guerre que l’appellation a changé. «Comme tous les Libanais, de toutes les confessions et de toutes les religions, ils sont habités par un sentiment de persécution, d’iniquité et d’injustice, face à l’autre. Cet autre qui risque de m’écraser, il faut donc être plus fort. Ils affirment leur présence par la force, les muscles, par la guerre. Cela existe partout au Liban», lance-t-elle. Les questions se poursuivent, l’envie de comprendre. Pourquoi est-ce qu’ils ont choisi la rue, alors que d’autres membres de la famille ne l’ont pas fait, ont des carrières, un avenir? «Cela veut dire que la rue est tellement forte chez nous, plus forte que l’école, que l’éducation, que la famille. Il y a là la situation de tout un pays, d’une paranoïa qui se déplace de confession en confession, d’un conflit cyclique généralisé».
Il ne s’agit donc plus de faire un simple documentaire, de tisser une histoire, aussi personnelle soit-elle, avec des personnages cinématographiquement forts. Il s’agit avant tout d’une responsabilité morale, nationale et humaine. «Dans le but de changer les préjugés. On me reproche la tendresse et l’amour dans ce film, mais c’est justement parce que j’ai pu aller au-delà de ce que les gens pensent qu’ils sont capables de faire comme criminels, qu’ils représentent le visage de la guerre. C’est une autre approche qui a abouti à un film très différent».
L’angoisse comme cercle vicieux
Araq, guardians of time lost, un titre qui veut tout dire. «Ils sont la source de notre insomnie, de notre angoisse, et nous sommes la raison qui les tient éveillés. Nous sommes tous responsables», martèle-t-elle, avouant envers eux un sentiment de culpabilité généralisé à l’échelle nationale, accompagné à la fois d’une immense crainte d’eux. «La situation est dramatique au Liban. Ils sont les outils de la prochaine guerre. Ils sont adossés au mur, ils perdent le temps, ils tuent le temps. Pour s’amuser, ils se droguent, ils attendent la guerre pour s’éclater. Mais à la fin, c’est le temps qui les tue». Deux semaines avant l’avant-première, l’un d’eux est mort d’une overdose, parce que «si on ne les rattrape pas à temps, le temps les tuera avant qu’ils ne le tuent».
Pourtant, ce n’est pas la volonté qui fait toujours défaut, c’est essentiellement le contexte qui englue. Si certains ne peuvent plus s’en sortir, complètement engourdis, d’autres le veulent, ils en font part face à la caméra, poignants. «Mais ils ont besoin d’une main, d’un sourire, de l’aide». Le sourire aux lèvres, elle raconte comment l’un d’eux, héroïnomane, a trouvé le salut par l’amour, le mariage. «Il l’a fait, la psychologue qui le suit n’en revenait pas. Mais les habitants du quartier sont revenus à la charge avec leur doigt accusateur. C’est ce qui tue, les préjugés, le désespoir des gens envers eux. J’entends ces mêmes accusations depuis cinq ans».
Depuis que l’aventure a commencé. Depuis qu’elle s’est présentée à eux, d’abord comme cette «forte tête» qui vient parler aux «voyous», avant de devenir «cette amie étrangère qui se met avec eux, écoute leurs histoires, fait rentrer l’un à l’hôpital, sortir un autre de prison». La relation n’est jamais constante, interrompue, lunatique, fragile, «comme une nouvelle naissance à chaque fois, mais noble», et elle est restée comme telle. Sillonnée de confusion quant au rôle de Diala, «Suis-je réalisatrice, assistante sociale, mère, sœur, amie?». Le film est le reflet de cette histoire, de cette relation «dans son montage, son temps mort, la manière dont il fait mal et ce sentiment qu’il ne se termine pas».
Un cercle vicieux dans lequel ils sont enfermés, dans lequel nous sommes tous embourbés, parce qu’il se situe à une échelle nationale, qu’il relève des responsabilités de l’Etat avant tout. Un dossier à ouvrir, à traiter en toute urgence. Kashmar est bien décidée à partager son documentaire autour d’un «échantillon de sept jeunes, mais il y en a plus de 7 000 dans toutes les régions, de Tariq el-Jdidé à Aïn el-Remmané… «Tous se sentent opprimés, tous ont été convaincus que de cette manière ils imposent leur présence dans la rue. Les mêmes partis qui les ont fabriqués les rejettent après. Quand ils sont arrêtés, personne ne s’en soucie. Au contraire, ils deviennent un poids pour ces partis, par leur réputation qui s’est instaurée, les problèmes qu’ils provoquent tellement ils s’ennuient en attendant la guerre. Leurs partis les livrent et ils les utiliseront plus tard quand ils en auront besoin. J’ai beaucoup de tendresse pour eux, beaucoup d’histoires; je sais où ils ont failli, où ils ont été victimes. C’est un très grand dossier au cœur de l’Etat. Ils sont présents dans toutes les régions, on est obligé de les aimer, ce sont nos jeunes».
Nayla Rached