Subissant revers après revers ces dernières semaines, le régime de Bachar el-Assad vient d’encaisser une lourde perte, avec la prise de la ville de Palmyre par l’Etat islamique. Daech, mais aussi le Front al-Nosra, continuent de grignoter le territoire syrien avec, en filigrane, le scénario de plus en plus pertinent de la partition du pays.
Palmyre est donc tombée aux mains des extrémistes de l’Etat islamique. Alors que leur première tentative de prendre la ville avait échoué dans de rudes combats avec l’armée syrienne, les combattants de Daech ont fini par prendre la cité du désert syrien en à peine huit jours. Les combats semblent avoir été acharnés, aux dires de Rami Abdel-Rahman, directeur de l’Observatoire syrien des droits de l’homme (OSDH), basé à Londres, qui évoque un bilan de 500 morts et la fuite d’une grande partie des habitants de la ville. Jeudi 21 mai, la nouvelle est tombée, revendiquée par les extrémistes sur Twitter et confirmée par l’agence de presse officielle syrienne, Sana. Les troupes loyalistes, qui défendaient encore la ville, ont fini par se retirer, abandonnant leurs positions, «après l’entrée d’un grand groupe de terroristes». Très vite, des photos de la prise de Palmyre par l’EI sont diffusées sur les réseaux sociaux, montrant des camions de l’armée détruits, des carcasses d’avions à l’aéroport militaire, mais aussi des cadavres gisant sur le bord de la route. Daech contrôle désormais l’aéroport de la ville, l’important centre des Renseignements militaires, mais aussi la tristement célèbre prison de Tadmor, qui avait été vidée de ses détenus par l’armée, et des champs gaziers autour de la ville.
Le régime sur la défensive
Outre la perte, malheureusement probable de ce joyau archéologique pour l’humanité (voir reportage page 36), la prise de Palmyre par Daech constitue sans doute un tournant dans le conflit qui ensanglante la Syrie depuis mars 2011. Car elle s’ajoute aux multiples revers enregistrés ces dernières semaines par le régime de Bachar el-Assad.
L’armée syrienne se retrouve, en effet, prise en étau entre les combattants de l’EI et ceux de la branche syrienne d’al-Qaïda, le Front al-Nosra. Ces derniers ont enregistré de nombreuses victoires, dont la prise de Jisr al-Choughour et d’Idlib, ou plus récemment, le 19 mai, de la plus grande base de l’armée syrienne dans la province d’Idlib, al-Mastouma, tombée en l’espace de 48 heures. Dans la province d’Idlib, le régime ne dispose plus que de quelques points d’appui, dont l’aéroport militaire d’Abou Douhour et la petite ville d’Ariha qui serait déjà en proie à de violentes attaques du Front al-Nosra. Sa chute revêtirait une importance stratégique cruciale. La province d’Idlib, frontalière de la Turquie, permet en effet le transit de la livraison d’armes aux rebelles.
Dans ce contexte, la prise de Palmyre constitue un revers de plus pour le régime de Damas, qui, après un an de victoires substantielles, se retrouve désormais sur la défensive. Pour le géographe et spécialiste français de la Syrie, Fabrice Balanche, «la prise de Palmyre ne constitue pas un tournant stratégique en elle-même. En revanche, replacée dans le contexte de l’avancée des différents groupes rebelles depuis trois mois, il semble que nous sommes entrés dans une nouvelle phase qui clôt celle entamée depuis le printemps 2013 (la reprise de Qoussair par l’armée syrienne et le Hezbollah) de reconquête de l’armée syrienne». Si Palmyre représente une grande perte, c’est aussi parce que la ville ouvre la voie sur le grand désert syrien, qui s’étend à l’est jusqu’à la région d’al-Anbar en Irak, fief de l’Etat islamique, qui vient de prendre Ramadi.
La cité antique est aussi une voie royale pour accéder à Homs, la troisième ville de Syrie, à 150 km plus à l’ouest et vers Damas, à 200 km au sud. Fabrice Balanche estime que «Homs est très bien défendue, c’est un carrefour autrement plus stratégique que Palmyre. Cette ville est le véritable nœud de communication de la Syrie». Selon lui, «l’armée syrienne contrôle parfaitement la ville (à l’exception du quartier d’al-Waar) et la campagne environnante. Une forte minorité alaouite réside à Homs, organisée en milices par la Défense nationale, tout comme dans les campagnes alentour. Le gouvernement syrien peut compter sur une population qui lui est acquise pour s’opposer à l’Etat islamique». Palmyre constitue également un nœud routier important reliant l’est (Deir Ezzor), à l’ouest de la Syrie, vers Homs, Hama et Damas et vers la province de Soueida, fief de la communauté druze de Syrie, dans le sud du pays. C’est la seule voie terrestre pour accéder à la dernière garnison du régime dans la région de Deir Ezzor. Le régime doit désormais se contenter de l’aviation pour ravitailler cette base. Enfin, Damas pourrait se retrouver confrontée à des problèmes d’approvisionnement énergétique, puisque la région abrite à la fois des champs gaziers et des gazoducs et oléoducs en provenance de l’est. La région tribale constituait aussi un réservoir de supplétifs pour le régime.
Quant à l’armée loyaliste, elle apparaît de plus en plus exsangue et fatiguée par quatre ans ininterrompus de combats et de pertes estimées à 60 000 morts. Frédéric Pichon, professeur à l’Université de Toulouse et spécialiste de la Syrie, souligne qu’il ne «faut pas oublier que les différentes unités qui composent l’armée de Bachar, milices comprises, sont présentes sur pas moins de 70 fronts. Elles sont épuisées et en sous-effectif. C’est sans doute pour cela que les troupes qui combattaient à Palmyre ont préféré se retirer». Il n’en reste pas moins que la rapidité de la défaite a surpris, d’autant que le gouverneur de Homs avait été envoyé dans la ville quelques jours auparavant pour proclamer que tout allait bien.
Fabrice Balanche relève, de son côté, que «le premier signe tangible fut l’échec de l’encerclement des quartiers est d’Alep en février dernier. Désormais, Alep est sous la pression à l’ouest d’al-Nosra et à l’est de l’Etat islamique. Il semble que les deux frères ennemis du jihadisme rivalisent pour s’emparer de la ville. La perte d’Idlib et de Jisr al-Choughour a constitué un rude coup porté à l’armée. Les soldats encerclés dans l’hôpital de la ville ont réussi à être exfiltrés après quatre semaines de siège par al-Nosra. Si ces soldats avaient été massacrés comme ceux de la base militaire de Tabqa, en novembre 2014, cela aurait été terrible pour la crédibilité de l’état-major syrien et surtout de Bachar el-Assad, qui s’était engagé à les sauver». La conscription commence aussi à montrer ses limites.
Aujourd’hui, le régime pourrait encore compter sur environ 150 000 hommes au sein de son armée, auxquels s’ajoutent les dizaines de milliers de combattants supplétifs, ceux du Hezbollah, et le renfort de milices chiites irakiennes, ainsi que le soutien de conseillers militaires iraniens.
Sauf que, selon Balanche, «dans le camp adverse, nous avons autant de combattants avec un potentiel de recrutement de la rébellion plus important». «D’une part, les réseaux jihadistes internationaux drainent vers la Syrie des Arabes, des Occidentaux et des mercenaires d’Asie centrale en grand nombre via les réseaux tchétchènes. D’autre part, les réfugiés syriens, qui se trouvent en Turquie et en Jordanie, constituent une clientèle de rêve pour la rébellion». Quant à l’émanation d’al-Qaïda sur le territoire syrien, le Front al-Nosra, il bénéficie d’un ralliement de la rébellion qui lui permet une «unité d’action dans le nord-ouest et le sud, comparable à celle de l’armée syrienne», selon Fabrice Balanche. Toutefois, Damas conserve encore la maîtrise du ciel et bénéficie aussi d’un matériel militaire plus perfectionné, notamment contre les blindés.
Sa maîtrise du ciel, Damas l’a d’ailleurs mise à exécution depuis lundi, pour mener d’intenses raids aériens sur Palmyre et sa banlieue. Les bombardements auraient visé les secteurs de l’hôpital national et celui à proximité du périmètre des antiquités gréco-romaines, la localité d’al-Sokhna, les champs d’al-Hel et Arak, ainsi que des routes conduisant à Palmyre. Des raids qui n’ont pas empêché les soldats de Daech de commencer leur macabre épuration parmi les habitants encore présents dans la ville. Selon les sources, entre 200 et 400 personnes auraient été exécutées, dont 150 membres des forces syriennes, mais aussi des civils et des enfants.
Toutes ces récentes défaites du régime syrien posent question et interrogent sur l’avenir même du pays. Les Occidentaux, malgré le choc provoqué par Palmyre, ne paraissent toujours pas disposés à intervenir réellement en Syrie, comme ils le font en Irak. Une énième réunion sur la Syrie et l’Irak doit se tenir le 2 juin à Paris, mais ne devrait pas aboutir à grand-chose. Pour Frédéric Pichon, le sort de la Syrie est «étroitement lié à celui des négociations sur le nucléaire iranien, dont la date butoir est le 30 juin prochain». «On voit se manifester au sein des différentes factions de la rébellion, une sorte de course pour Damas, parrainée par la Turquie et l’Arabie saoudite», souligne-t-il. Toutefois, ajoute-t-il, «il est évident que les soutiens d’Assad ne vont pas rester les bras croisés, l’Iran va sans doute envoyer davantage de conseillers militaires et octroyer des lignes de crédit supplémentaires». Quant à la Russie «qui parle avec tout le monde, elle pourrait intervenir si sa base militaire de Tartous était menacée». Pichon estime également que c’est le sort de Mossoul, «la machine à cash de l’Etat islamique», qui pourrait influencer celui de Damas. «S’il doit y avoir une offensive pour reprendre Mossoul, elle se fera, selon moi, avant le 30 juin». Une victoire en Irak serait ainsi le seul moyen de ralentir l’expansion galopante de Daech.
En attendant, Frédéric Pichon doute que l’on assiste à un effondrement total de l’Etat syrien. Et ce, même si ce que l’on appelle «la Syrie utile» se réduit «comme peau de chagrin». Ce qui conduit à valider de plus en plus l’hypothèse d’une partition pure et simple du territoire syrien, entre ses acteurs principaux, à savoir, le régime de Bachar el-Assad, le Front al-Nosra et l’Etat islamique, sans oublier les Kurdes. «Nous assistons déjà à une forme de partition du pays», relève l’expert, qui note que «les régions kurdes de Syrie sont déjà quasi autonomes». Fabrice Balanche estime que «si la partition n’est pas actée dans les têtes, elle l’est sur le terrain». «Pour l’instant, nous assistons officiellement à un repli stratégique sur la Syrie de l’ouest de Lattaquié à Damas en incluant Homs, Hama et Soueida. En attendant des jours meilleurs sur le plan militaire ou un chaos généralisé dans les zones ‘‘libérées’’. J’ai l’impression que personne ne sait vraiment où on va avec la montée de Daech». Le géographe ajoute: «Assad s’est sans doute fait une raison avec la majorité de son état-major. Les soldats ne veulent pas se battre pour défendre des territoires hostiles. Si les populations locales ne soutiennent pas le gouvernement de Damas, la zone est impossible à défendre». Le sort d’Alep, l’autre grande ville de Syrie, reste pour l’heure incertain. Les tentatives de trêve initiées par le médiateur de l’Onu en Syrie, Staffan de Mistura, sont à l’arrêt. «En 2012, indique encore Balanche, j’avais fait trois scénarios pour l’avenir de la Syrie. Personne ne gagne et personne ne perd, nous sommes donc dans le scénario du statu quo avec partition informelle». Dans les faits, de plus en plus de voix, au sein même du régime syrien, estiment qu’une division de la Syrie est inévitable. Sous l’impulsion de l’Iran, Bachar el-Assad se contenterait de sécuriser le littoral avec Lattaquié et Tartous, ainsi que les deux villes du centre du pays, à savoir Hama et Homs, ainsi que Damas». Les jihadistes et les rebelles se partageraient le reste qu’ils détiennent déjà, le nord, l’est et le sud du pays.
Jenny Saleh
Et Alep?
Selon Fabrice Balanche, «il ne resterait plus que 40 000 habitants à l’est d’Alep, contre plus d’un million avant la crise. Les bombardements aériens ont atteint leur objectif: faire fuir les civils pour isoler les rebelles et les encercler». Mais en février dernier, l’armée syrienne a échoué dans sa tentative de couper la dernière route vers la Turquie. Depuis, indique le géographe, «ce sont les rebelles, forts du soutien turco-saoudo-qatari, qui sont passés à l’offensive: al Nosra et ses alliés attaquent les quartiers loyalistes de l’ouest. Le 16 mai, Daech a lancé un raid sur la zone industrielle de Cheikh Najar (nord-ouest d’Alep), reconquise à l’automne dernier par l’armée syrienne. Aujourd’hui, il est plus difficile pour le gouvernement de Damas de protéger Alep. La ville est devenue un enjeu entre al-Nosra et Daech, les deux frères ennemis du jihadisme en Syrie. La population demeurée dans les quartiers loyalistes d’Alep a peur, en particulier la communauté chrétienne qui craint le pire si les jihadistes s’emparaient de la ville.
Les revers en date
21 février Qardaha (nord-ouest), la ville d’origine de Bachar el-Assad, est endeuillée par un attentat suicide (quatre morts). C’est la première fois qu’un attentat vise le cœur de la ville, qui abrite notamment le mausolée de Hafez el-Assad.
25 mars les rebelles chassent les milices pro-régime des secteurs chiites de Bosra el-Cham, contrôlant désormais la totalité de cette grande ville antique du sud, dans la province de Deraa. Cette ville mixte sunnite et chiite se trouve à mi-chemin entre le chef-lieu éponyme de la province et la ville de Soueida, tous deux aux mains de l’armée.
28 mars al-Nosra et ses alliés rebelles, unis sous le nom de l’Armée de la conquête, s’emparent d’Idlib, au nord-ouest.
1er avril les jihadistes de l’EI entrent dans le camp palestinien de Yarmouk, à Damas, avec l’aide d’al-Nosra.
Le même jour, des groupes rebelles dont des islamistes prennent le passage frontalier syro-jordanien de Nassib.
25 avril chute de Jisr al-Choughour dans la province d’Idlib. La ville tenue par le régime tombe aux mains de la coalition regroupant des combattants d’al-Nosra et des groupes rebelles islamistes. A proximité de la Turquie mais aussi de Lattaquié, Jisr al-Choughour a une valeur stratégique.
19 mai rebelles et membres d’al-Nosra s’emparent du camp militaire d’al-Mastouma, dans la province d’Idlib.
21 mai Daech s’empare de la totalité de Palmyre. Selon l’Observatoire syrien des droits de l’homme (OSDH), l’EI contrôlerait désormais 50% du territoire syrien.