Le conflit est désormais ouvert et l’ordre de descendre dans la rue a été donné au CPL, alors que le Courant du futur durcit ses positions contre le général Michel Aoun. L’impasse politique est totale et la situation risque de déborder d’autant que le commandement de l’armée est au cœur du conflit. Une première qui risque de démoraliser la troupe au moment où elle se bat contre le terrorisme.
Au début, aucun des différents protagonistes ne pensait que les choses iraient jusque-là. Il y avait toujours ce «parapluie international» qui protège le Liban et qui poussait tous les acteurs de la scène politique libanaise à se lancer des insultes en sachant qu’elles ne déborderaient pas dans la rue… pour cause de décision internationale de préserver la stabilité libanaise.
Le Courant du futur, en particulier, a cru pouvoir minimiser les revendications du général Michel Aoun et a tenté de les ridiculiser, sans qu’il puisse réagir, puisque ses options restent limitées vu l’interdiction de provoquer des débordements dans la rue. Toutes ces propositions ont donc été rejetées les unes après les autres et une véritable «guerre d’élimination politique», selon les termes d’un député aouniste, a été lancée contre le chef du Courant patriotique libre (CPL), sachant qu’à travers lui, c’est le Hezbollah qui est visé. En même temps, le Courant du futur poursuivait le dialogue avec le Hezbollah, même du bout des lèvres, pour bien montrer qu’il ne cherche pas à mettre en jeu la stabilité interne. Ses piliers se sont déchaînés systématiquement contre le général, bloquant même toutes les tentatives de conciliation et de médiation, y compris celle du directeur de la Sûreté générale, le général Abbas Ibrahim. En dépit de toutes les protestations de Michel Aoun et ses appels à tenir compte de ses revendications, le Courant du futur a fermé toutes les portes, lui infligeant un nouvel échec avec l’affaire dite des nominations militaires. La décision avait été prise depuis longtemps de maintenir le commandant en chef actuel, le général Jean Kahwagi, à son poste, ainsi que le chef d’état-major, le général Walid Salman, et, probablement, les autres responsables militaires qui atteignent bientôt l’âge de la retraite. Il ne restait plus qu’à trouver le scénario le plus irritant pour le général Aoun et ses ministres. C’est ce qui a été fait au cours de la séance gouvernementale du jeudi 6 août, lorsque le ministre de la Défense, Samir Mokbel, a avancé quelques noms, sachant bien que nul ne les accepterait. Puis, dans la soirée, il a publié le décret qui a retardé l’âge de la retraite d’un an pour le général Kahwagi et pour le général Salman. Ainsi, il était sûr de provoquer chez le général Aoun une grande colère qui ne devrait pas aller bien loin, puisque les ambassadeurs occidentaux en poste au Liban avaient, une nouvelle fois, assuré que la stabilité du Liban reste une ligne rouge. Le Courant du futur et ses alliés pouvaient donc se réjouir. Ils avaient réussi à infliger une défaite au général Aoun avec le moins de dégâts possible, tout en exécutant les directives saoudiennes qui interdisaient toute possibilité de solution à l’heure actuelle, tant que le dialogue entre Riyad et Téhéran n’avait pas commencé.
Immédiatement après la décision de maintenir Jean Kahwagi en fonction, les médias du Courant du futur ont lié le dossier des nominations militaires à celui de la présidence, affirmant que, comme le commandant en chef de l’armée est resté en place, il a de fortes chances d’être le futur président de la République, alors que celles du chef du CPL sont quasiment nulles.
Du côté du 8 mars, on cherche au contraire à dissocier les deux dossiers. Si les milieux proches du général Aoun reconnaissent qu’effectivement la bataille des nominations militaires a été perdue, les dégâts ne seront pas limités au CPL. Ils touchent la troupe dans son ensemble en démoralisant tous ceux qui aspiraient légitimement à des promotions aux postes supérieurs. Cette décision bloque tout le système de promotion au sein de l’armée. De plus, la décision de maintenir le général Jean Kahwagi en poste est déstabilisante pour l’armée dans son ensemble, les officiers pouvant croire qu’ils ne valent rien puisqu’il est impossible de trouver parmi eux un successeur valable au commandant en chef qui a atteint l’âge de la retraite. Enfin, pour une grande partie des chrétiens qui attachent beaucoup d’importance à l’armée et à son chef, cette décision est perçue comme un refus de reconnaître un droit élémentaire des chrétiens et un empiètement sunnite sur leurs droits. En somme, même si elle donne une victoire au Courant du futur, cette décision ne fait qu’augmenter les dissensions confessionnelles et exacerber le sentiment de frustration chez les chrétiens. Il est intéressant de relever à cet égard le silence des Forces libanaises et de leur chef, Samir Geagea, au sujet des nominations militaires, ainsi que le peu d’enthousiasme du parti Kataëb à évoquer cette question. Ce qui montre bien que ces deux parties ne veulent pas aller à l’encontre de la sensibilité de la rue chrétienne, tout en se réjouissant peut-être du coup porté au général Aoun. Si les Kataëb peinent un peu à se positionner et à trouver leur place sur l’échiquier politique, les Forces libanaises sont les principales gagnantes des derniers développements. D’une part, elles ont pacifié leurs relations avec le CPL, à travers la fameuse déclaration d’intentions et, d’autre part, elles ont réussi à se débarrasser de la menace que représentait pour elles le dialogue entre le CPL et le Courant du futur. Elles ne sont pratiquement pas intervenues dans le dossier des nominations militaires ne s’opposant pas à la nomination du général Chamel Roukoz, tout en appuyant indirectement le maintien du général Kahwagi. Sur le plan des alliés présumés du général Aoun, on peut dire que le président de la Chambre n’est pas mécontent de voir ce dernier essuyer un camouflet, d’autant que «le général» n’a cessé de critiquer Nabih Berry sur plus d’un sujet. En revanche, pour le Hezbollah, la situation est plus délicate, car il ne peut pas lâcher cet allié précieux qui lui assure une couverture chrétienne appréciable et qui lui évite ainsi l’isolement sur la scène interne. De plus, le parti sait bien qu’en frappant le général Aoun, c’est lui qui est finalement visé, notamment dans le bras de fer qui se joue actuellement dans la région. En même temps, le Hezb ne peut pas non plus se mettre à dos le général Jean Kahwagi qui, depuis son arrivée à la tête de l’armée, a toujours ménagé ce parti et évité de lui causer de problèmes, donnant des instructions claires à la troupe de ne pas s’en prendre aux combattants du parti. Le parti de Dieu n’a donc aucun reproche à faire au général Kahwagi, sachant que ce dernier n’avait pas donné d’ordres politiques précis à Tripoli, à Abra ou à Ersal pour prendre les devants avec les extrémistes fauteurs de troubles. Pour toutes ces raisons, le Hezbollah ne considérait pas la bataille menée par le général Aoun pour le commandement de l’armée prioritaire. Et au fond, il n’est pas malheureux que ce dossier soit clos. Maintenant, il s’agit pour lui de ne pas laisser le leader du CPL seul et de lui trouver des compensations. Surtout après la dernière déclaration du général Aoun dans laquelle il dit que sans le combat du Hezbollah en Syrie, les chrétiens du Liban auraient connu le même sort que ceux de la province de Ninive en Irak… Faire oublier les nominations et sauver la face du général, un lourd pari qui attend le Hezbollah… et qui a commencé à se concrétiser à travers l’action des aounistes dans la rue, mais d’une façon contrôlée qui montre son poids populaire sans menacer la paix civile.
Joëlle Seif
Sleiman, Mokbel, Kahwagi et les autres
Comme par hasard, aussitôt après la publication du décret du ministre de la Défense, maintenant le général Jean Kahwagi à son poste pour une année supplémentaire, les photos d’une réunion détendue et triomphante ont été publiées dans la presse. Cette réunion a eu lieu au domicile de l’ancien président de la République, Michel Sleiman, et elle a réuni les protagonistes, en plus d’autres invités comme les ministres de la Justice, Achraf Rifi, et de l’Intérieur, Nouhad Machnouk, pour un déjeuner amical. Officiellement, le déjeuner avait été prévu avant la publication du décret du ministre Samir Mokbel. Mais les photos publiées avaient l’air de montrer une sorte de célébration. La campagne de Michel Aoun contre le commandant en chef de l’armée avait en effet mobilisé de nombreuses personnalités qui estimaient que le général Kahwagi ne méritait pas de telles attaques, d’autant que l’institution qu’il dirige est pratiquement la seule qui fonctionne encore au Liban.