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Nº 3019 du vendredi 18 septembre 2015

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Le piano oriental de Zeina Abirached. Comme une partition musicale

Lancée récemment en avant-première au Liban, à la librairie al-Bourg, avant sa sortie le lendemain en France, aux Editions Casterman, Zeina Abirached présente sa dernière B.D. (bande dessinée), Le piano oriental. Au fil des planches, au fil de l’interview avec la bédéiste, le dessin se fait musique…

Il se réveille. Il se frotte les yeux, se gratte la tête. Il met ses lunettes. Ludwig entonne son cui-cui matinal. «Rien n’aurait pu contrarier Abdallah Kamanja ce matin-là». On est à Beyrouth, en 1959. Abdallah Kamanja vient de recevoir une lettre de la maison autrichienne Hofman et fils; son piano les intéresse. Dans quelques jours, il sera sur l’un des bateaux qu’il aperçoit de sa fenêtre beyrouthine, en direction de Vienne, pour leur montrer ce dont est capable son piano. «Un piano droit qui ressemble à tous les autres pianos du monde, explique Zeina Abirached, sauf que la pédale du milieu, en général une pédale de sourdine permettant d’étouffer le son, est remplacée par un mécanisme qui fait décaler toutes les cordes à l’intérieur du piano, de sorte que, quand on appuie sur une touche, le marteau à l’intérieur ne tape pas exactement à l’endroit où il est censé taper, mais à côté, faisant des modulations. Ce qui est merveilleux, sourit Zeina, c’est que quand on retire le pied de la pédale, ça redevient un instrument normal. Un piano bilingue, un peu comme nous. Je suis constamment à mélanger dans ma tête et dans ma manière de parler l’arabe et le français».
Voilà le point de départ de cette B.D., un projet qu’elle traîne avec elle depuis longtemps, mais elle n’avait pas encore trouvé la meilleure manière de le réaliser. Entre questionnements et doutes, elle s’était entre-temps attelée à d’autres projets, dont la réalisation de ce qui devait être sa prochaine B.D., un livre autobiographique dont les premières planches avaient été exposées à l’Institut français de Beyrouth, en 2014, sous l’intitulé Paris n’est pas une île déserte. Les planches où elle explore son rapport à ses deux langues, l’arabe et le français, «ces deux jeux de Mikados renversés en vrac dans (sa) tête», cet «ADN de (sa) langue maternelle», et comment «en arrivant en France, il a fallu séparer les deux jeux de Mikados, attraper délicatement chaque petit bâton sans réduire l’édifice», dans l’impossibilité de traduire certains mots typiquement libanais, dans la tentative de leur en substituer d’autres en français…
Ces planches avaient ultérieurement été affichées en France dans le cadre d’une exposition sur les langues maternelles. L’un des éditeurs de Casterman se trouvait à l’exposition, au moment où Zeina Abirached expliquait ses planches à certains visiteurs. Le contact est établi, Casterman est intéressé d’entendre le prochain projet de B.D. Elle lui expose l’idée du piano oriental, sa fascination pour cet instrument bilingue dont il n’y a qu’un seul exemplaire, «un instrument qui n’a donc pas existé, qui a loupé en quelque sorte son rendez-vous avec la musique, devenu obsolète avant même d’exister».
Une fois que le contrat est signé, elle peut s’atteler, exclusivement, enfin, à sa nouvelle B.D. Elle pensait qu’elle était en train d’écrire une fiction inspirée de faits réels, de la vie de son arrière-grand-père, Abdallah Chahine. Mais en pleine écriture, cette perception inconsciente qu’elle avait s’impose évidente: les planches de Paris, ce n’est pas une île déserte, et racontent la même chose que celle du piano bilingue. Il faudrait donc trouver le moyen de les relier.
Le livre commence à prendre forme dans sa structure particulière, un récit miroir qui commence par l’histoire du piano oriental, entrecoupé de récits autobiographiques plus brefs racontant le départ de Zeina en France, reliés par des points communs, le fil conducteur étant évidemment le piano bilingue. «A partir du moment où j’ai décidé de tricoter les deux, ça m’a donné un élan. Du coup, le travail a été plus enthousiasmant. L’un a nourri l’autre; la fiction m’a aidée à dire des choses parfois lourdes, non résolues, à trouver le ton pour les dire de façon un peu légère. En même temps, le fait que la narration soit entrecoupée de récits autobiographiques donnait de la profondeur au destin du piano».
 

La troisième voix
Deux histoires parallèles, deux temps, deux époques, des aires géographiques différentes, qui se croisent à deux reprises essentiellement à travers le fantasme du dessin. Le Beyrouth des années 60, un Beyrouth fantasmé même si dessiné d’après des photos d’archives, le Beyrouth des années de guerre, d’après-guerre, et une fenêtre parisienne qui donne sur les «immeubles haussmanniens». Alternant les dessins, les motifs géographiques, les formes et les traits qui distinguent son dessin, Zeina Abirached se donne à cœur joie dans la conception de chaque case, de chaque planche. Ploc, ploc, poc, poc, cui cui, scrouitch, scrouitch, scritch, scritch… et tant de gammes musicales sous multiples formes; tout chantonne dans Le piano oriental. Tout est musique, jusqu’aux infimes détails de composition graphique. «Je voulais que le lecteur ait l’impression d’être devant une partition, que tout soit son dans le livre, que tout danse, que tout bouge… J’avais envie, ajoute Zeina, que tout soit comme dans une comédie musicale».
Il y a beaucoup de tendresse dans Le piano oriental, beaucoup de plaisir aussi, à renforcer un univers créé au fil des planches, au fil des B.D. antérieures, de [Beyrouth] catharsis, jusqu’à Mourir Partir Revenir Le jeu des hirondelles. Les clins d’œil, le lecteur s’amusera à les déceler, tout comme à se pencher, à plusieurs reprises sur les cases brodées de dessins. Le dessin, l’instrument de travail de Zeina Abirached qui, comme elle le dit, lui a permis d’avoir une voix propre à elle, «qui n’est pas bloquée dans la dialectique français-arabe, qui permet une ouverture, un peu comme une langue qui vient expliquer le monde quand les autres langues sont défaillantes, comme si le dessin venait à la rescousse des mots qui manquent pour faire les liens».
La dernière planche est suggestive à plus d’un titre, comme si cette B.D. semble avoir apporté une certaine sérénité à sa créatrice. Déjà, sa tête est remplie d’autres idées, d’autres projets, «comme s’il fallait passer ce cap. La fenêtre est ouverte, je ne sais pas où j’irai après».

Nayla Rached

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