Les planches du théâtre al-Madina accueillent, du 10 octobre et jusqu’au 22 novembre, à 20h30, la pièce Bustan el-karaz, adaptée de La cerisaie d’Anton Tchekhov et mise en scène par Carlos Chahine. Rencontre.
Après le succès de Carnage, Carlos Chahine se lance dans un projet d’une plus grande envergure, plus ambitieux, plus difficile. Présenter au public libanais une pièce d’Anton Tchekhov, La cerisaie, Bustan el-karaz, dans une adaptation libanaise.
Nous sommes en 1950. Quelques années après l’indépendance du Liban. L’avenir est plein de promesses… Une séduisante veuve de l’aristocratie féodale libanaise, cheikha Layla, vivant à Paris avec son amant, retourne au domaine de son enfance, La cerisaie, parce qu’il doit être vendu aux enchères, son frère et elle étant ruinés. Le domaine est appelé ainsi, parce qu’il est entouré d’un merveilleux jardin de cerisiers qui s’étend à perte de vue. Pour éviter la ruine, Sélim, un fils de paysans, nouvellement enrichi, leur conseille de couper les cerisiers pour y construire des villas. Mais, pour la veuve et son frère, il est impensable de couper ces jardins dans lesquels ils jouaient, enfants, sous les cerisiers en fleur. Aveugles et impuissants devant la réalité, les héritiers continueront de vivre comme si de rien n’était. Jusqu’à ce que Sélim, désespérant de les amener à la raison, finisse par acheter lui-même ce domaine dans lequel ses parents n’osaient même pas mettre les pieds. Un monde finit…
Le monde de la féodalité, le monde de l’enfance. «Ce paradis de l’enfance, cette chose que nous avons tous, explique Carlos Chahine, et qui disparaît forcément puisqu’on grandit».
Voilà l’une des raisons qui l’ont poussé à vouloir mettre en scène cette œuvre majeure de Tchekhov, un auteur qui l’a, de tout temps, bouleversé. La cerisaie plus particulièrement qu’il a toujours rêvé de monter, qui lui tient à cœur, qui, dès qu’il l’a vue, lui a fait immédiatement penser au Liban, parce qu’elle «traite de cette histoire de passage d’un monde à l’autre, et qu’on ne cesse de passer d’un Liban à un autre».
La cerisaie, c’est aussi le passage de l’aristocratie féodale au monde marchand au début du XXe siècle, le prélude à tous les bouleversements que va connaître la Russie et que Tchekhov peint avec un regard tellement poétique. Et «la structure du Liban est extrêmement féodale et confessionnelle». Une structure et un changement que Carlos Chahine connaît si bien, pour les avoir vécus dans son enfance, entre la féodalité du côté maternel et la paysannerie du côté paternel.
La profondeur d’un texte simple
Avec son côté très universel, et la facilité, du moins formellement apparente, à la transposer à la réalité du pays, l’œuvre de Tchekhov, étant tombée dans le domaine public, Carlos Chahine s’attelle à la tâche. En se basant sur une traduction déjà existante en arabe littéraire, plusieurs personnes de son équipe et lui-même mettent également la main à la pâte, dans un travail de traduction multiple, sous la supervision et la signature de Randa Asmar qui donne une homogénéité au texte. «Un texte difficile d’un auteur extraordinaire, d’un immense poète. Une écriture d’une profondeur inouïe malgré la simplicité», tient à préciser Carlos Chahine.
C’est en cela précisément que réside la difficulté de présenter Bustan el-karaz au public libanais qui n’a plus l’habitude des pièces exigeantes, qui est en train, de plus en plus, de perdre la tradition du théâtre, qui recherche avant tout la distraction, qui ne tiendrait pas plus de deux heures dans une salle de théâtre… «C’est ça le défi, un vrai défi de rester intègre avec mon désir de monter cette pièce, de ne pas trop l’abîmer, l’abaisser pour que le public libanais la reçoive. Je voudrais quand même lui présenter une pièce dont je sois fier, et lui dire, voilà c’est ma Cerisaie».
Metteur en scène et comédien à la fois, Carlos Chahine partage la scène avec Randa Asmar, Carole Hage, Houssam Sabbah, Cynthia Karam, Maurice Maalouf, Serena Chami, Joseph Zeitouni, Hadi Deaïbes, Joyce Abou Jaoudé, Ali Saad et Fouad Yammine. Des acteurs de plusieurs générations, sélectionnés souvent intuitivement, à la suite d’une discussion, d’une rencontre. Prendre des noms, Carlos Chahine n’y tenait pas: «Je suis sûr que cela ne changera rien. Si la pièce aura du succès c’est parce que les acteurs sont bons et le public sera content de voyager avec eux». Chahine a confiance en ses comédiens, tout comme ils lui font «entière confiance, heureux d’être là. Ils mesurent la beauté du projet, sa difficulté. Il y a, certes, les difficultés inhérentes à un tel projet, les angoisses de certains, mais il y a beaucoup de bienveillance, de générosité, de talent, dans une ambiance agréable et amicale, sans aucune résistance. Du coup, je me sens investi d’une plus grande responsabilité, je n’ai pas envie de les décevoir».
La cerisaie de Carlos Chahine ne se résume pas seulement à un spectacle. Depuis le moment où il y a pensé, il a tout de suite visualisé, pour des raisons qui lui sont inconnues, un projet qui se décline en trois volets: une pièce, un film d’essai et un long métrage. Depuis plusieurs années, Carlos Chahine prépare un long métrage, L’étrange pays, son premier film, en tant que réalisateur, une adaptation de La cerisaie au Liban, et dans lequel il jouera également le rôle du frère. En attendant des fonds… en espérant que cela ne saurait trop tarder… il monte cette pièce, et parallèlement, en coproduction avec Ghassan Salhab, ils réalisent un film, intitulé Une cerisaie libanaise, un «film d’essai sur ce que c’est que de faire La cerisaie de Tchekhov, aujourd’hui, à Beyrouth, Une cerisaie qui se passe dans les années 50, monté par un exilé qui a quitté le Liban en 1975 et qui revient dans son pays natal porteur de sa propre histoire singulière». Si la formule finale n’est pas encore trouvée, les enregistrements se poursuivent: durant les répétitions, mais aussi des séquences filmées dans les villages du père et de la mère de Carlos Chahine, des lectures qu’il effectue, en français, d’extraits de textes de Tchekhov, Beyrouth sous la tempête de sable… Pourquoi ce film d’essai? «J’avais envie d’accentuer, de montrer cette pièce, cette langue arabe, avec le Liban d’aujourd’hui, et cela ne peut se faire que dans un film».
Nayla Rached
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