Magazine Le Mensuel

Nº 3023 du vendredi 16 octobre 2015

à la Une

La Russie en Syrie. Guerre totale sur tous les fronts

Confortée par les dizaines de raids quotidiens menés par l’aviation russe, l’armée syrienne fidèle au régime de Bachar el-Assad a lancé, au sol, une contre-offensive sur trois axes cruciaux. En coulisse, les tentatives de Moscou de rallier l’Arabie saoudite à sa cause semblent pour le moment, lettre morte.

Si Vladimir Poutine a répété, haut et fort, qu’il n’était aucunement question pour la Russie de déployer des troupes au sol, la contre-offensive menée par l’armée régulière, a elle, bel et bien commencé. Les forces du régime, appuyées dans les airs par les Su-34, Su-24M et Su-25SM, qui décollent de la base aérienne de Hmeimim, tentent de regagner du terrain autour d’axes cruciaux pour la survie de ce qu’on appelle la Syrie utile.
Homs, Hama et Lattaquié font ainsi l’objet de toutes les attentions. Le géographe français, Fabrice Balanche, explique que «l’offensive des rebelles au printemps dernier a fragilisé la défense de ces trois grandes villes. Et les premières frappes russes ont clairement montré le chemin que prennent les troupes au sol». Les raids russes s’intensifient, visant plus que jamais à aider l’armée, ainsi que les supplétifs alliés au régime comme les combattants du Hezbollah, les militaires iraniens et les milices pro-Assad, afin de reprendre, au terme de combats très violents, du terrain aux rebelles islamistes dans les zones de Hama, Idlib et Alep. «L’armée loyaliste avance depuis Hama vers Jisr el-Choughour, ainsi que le long de l’autoroute Hama-Alep», indique Balanche, qui ajoute que dans leur progression, les forces du régime s’appuient «sur les villes chrétiennes de Mehardeh et Sqalbyeh, ainsi que sur les villages alaouites de la Syrie centrale». Pour le chercheur invité au Washington Institute for Near East Policy, «il semble que l’objectif majeur soit le Jabal Akrad, à 25 km au nord-est de Lattaquié, une région qui est sous pression, car elle constitue une excellente base pour attaquer les Russes». Ce qui rend indispensable une reprise de ce fief rebelle depuis le printemps 2012 par l’armée syrienne. L’armée gouvernementale avance donc depuis l’ouest, mais aussi de la plaine du Ghab, au sud-est, avec, en ligne de mire, la reprise de Jisr el-Choughour. «Le Jabal Akrad sera ainsi pris en tenaille, et les rebelles n’auront d’autre choix que de fuir vers la Turquie», souligne Fabrice Balanche.
Jisr el-Choughour, tombée aux mains des rebelles au printemps dernier, s’affiche donc, plus que jamais, comme un nœud stratégique. «Cette ville est adossée au Jabal Ansarié, par laquelle passe l’autoroute reliant Alep à Lattaquié, d’est en ouest, mais aussi la voie de chemin de fer reliant les mêmes villes. C’est par là aussi que convergent les routes en provenance de la vallée du Ghab, sur un axe nord-sud, dont elle constitue l’extrémité nord», précise le géographe. La prise de Jisr el-Choughour par les rebelles au printemps leur avait permis de s’emparer ensuite des villes d’Ariha et de nombreux villages dans le nord de la vallée du Ghab. Mais surtout, ils ont fait peser une menace sans précédent sur Lattaquié, dont, rappelons-le, la moitié de la population est sunnite. «Ils ont désenclavé le Jabal Akrad, en le reliant à la province d’Idlib qui se trouve quasi entièrement sous leur contrôle, faisant planer la menace d’un déferlement sur Lattaquié», ajoute Balanche. Jisr el-Choughour devrait donc faire l’objet d’un combat acharné de la part des forces loyalistes, désormais appuyées par l’aviation russe. Au printemps, le régime avait perdu la ville faute de soutien aérien suffisant. Pour autant, même avec le soutien des avions russes, «la reconquête de la ville ne sera pas aisée, car les combats en zone urbaine sont longs et coûteux en vies humaines».
«D’habitude, une offensive sur une ville est précédée de plusieurs mois de bombardements aveugles pour faire fuir les civils et isoler les rebelles. Je doute que l’armée syrienne et Moscou aient le temps. Jisr el-Choughour pourrait faire jurisprudence comme Hama en 1982», présage Fabrice Balanche.
Sur le terrain, l’un des objectifs des forces loyalistes est de reprendre, à partir de Hama, au sud, et de Lattaquié, à l’ouest, la province d’Idlib. Avec en filigrane, l’objectif de bloquer l’arrivée des rebelles venant de Turquie. Pour Moscou, il s’agit aussi de se débarrasser des nombreux jihadistes tchétchènes qui sont présents dans la ville. La partie qui se joue n’est pas aisée à gagner, comme l’a montré le revers enregistré mardi, alors que les forces du régime syrien et leurs alliés tentaient d’encercler Khan Cheikhoun, un des fiefs tenus par le Front al-Nosra, dans le sud de la province d’Idlib.
Autre bataille cruciale qui se profile, celle d’Alep. Selon deux responsables régionaux cités par l’agence Reuters, «la décision de lancer la bataille d’Alep a été prise». Elle serait menée côté régime, par les soldats loyalistes appuyés par des milliers de soldats venant d’Iran, ainsi que par ceux du Hezbollah. Bref, la même alliance qui vise déjà les rebelles dans la province de Hama.
Fabrice Balanche rappelle qu’«au printemps 2013, l’armée avait réussi à lever le siège, avant d’encercler les rebelles dans les quartiers orientaux». Puis en février dernier, elle avait voulu «couper la dernière route reliant Alep-Est à la Turquie, après que l’essentiel de la population eut fui cette zone dévastée», rencontrant un échec cuisant, «les rebelles ayant contre-attaqué de toutes parts». Au printemps, avec les multiples revers enregistrés par le régime sur le terrain, on pouvait se demander s’il continuerait à se battre ou pas pour Alep, les défaites le poussant à revoir ses priorités. Mais pour Balanche, «le contrôle de la métropole du Nord par Bachar el-Assad, même si toute la région lui échappe, est indispensable à sa légitimité nationale». «La Syrie a été créée après la Première Guerre mondiale par la réunion des provinces d’Alep et de Damas», rappelle-t-il. «S’il perdait Alep, il ne serait plus qu’un demi-président». A cela, se greffe un enjeu stratégique. «Alep est indispensable à la reconquête du Nord-Ouest (les provinces d’Idlib et d’Alep) et au contrôle de la frontière turque, directement ou par l’intermédiaire des Kurdes, courtisés par Vladimir Poutine. Cependant, reconquérir Alep entièrement, comme ce fut le cas de Homs, ne sera pas aisé», analyse le géographe. D’autant que la deuxième ville du pays est cernée par les rebelles, avec le Front al-Nosra à l’ouest et l’Etat islamique à l’est. Et la situation géographique d’Alep, qui ne se trouve qu’à une cinquantaine de kilomètres de la Turquie, permet aux rebelles de recevoir une aide logistique substantielle. Même si elle est appuyée par le soutien aérien russe, la bataille d’Alep devrait être âpre et longue. Pour Balanche, «on peut difficilement imaginer que l’armée syrienne puisse reprendre totalement Alep sans que la frontière turco-syrienne soit contrôlée, comme la frontière libanaise». D’autant que la semaine dernière, Daech a repris à d’autres insurgés appartenant à Jaich el-islam, un certain nombre de villages au nord d’Alep. Cette offensive de l’Etat islamique (EI) marque sa volonté de s’emparer du corridor reliant Aazaz à Alep, qui reste toujours dans l’escarcelle de groupes affiliés au Front al-Nosra. Reste à savoir désormais si l’EI veut simplement s’emparer de cet axe ou mettre la main sur la ville. En tout cas, ces luttes de territoires entre les deux mouvances jihadistes – avec les rebelles d’al-Nosra bombardés intensément par les Russes – pourraient profiter, à court terme, à Bachar el-Assad. Quoi qu’il en soit, la bataille qui est amenée à se jouer, s’avère cruciale, là aussi, Alep étant la deuxième ville du pays après Damas.
Toutefois, il serait erroné de croire que les frappes menées par la Russie – et ce, même si elles s’intensifient jour après jour – permettront au régime de remporter toutes ces batailles. L’Armée de la conquête, qui regroupe le Front al-Nosra et d’autres mouvances jihadistes, est déterminée à poursuivre son combat, comme l’a prouvé ce communiqué annonçant le lancement d’une «offensive visant à libérer Hama» et appelant «les moudjahidin à allumer partout les fronts».
Reste à savoir ce qu’il adviendra de l’équation kurde. Déçus par les Américains, les Kurdes du Parti de l’Union démocratique (PYD) pourraient se laisser séduire par les Russes, qui pourraient leur obtenir ce qu’Assad leur refuse. Le projet d’une zone autonome kurde, qui reste pour l’heure inconcevable pour Damas, pourrait être l’enjeu de négociations entre le PYD et Moscou, dans le cadre d’un soutien kurde à l’offensive d’Alep à venir. Les développements sur le terrain à cet égard s’avèrent cruciaux.
Les forces du régime syrien tentent également de desserrer l’étau autour de Damas. Mercredi, l’armée a mené une opération militaire en bombardant les positions rebelles à Jobar, dans l’est de la capitale. Un axe stratégique, car ouvrant directement sur le cœur de Damas et offrant un accès à la Ghouta orientale, lieu d’âpres combats depuis plus de deux ans. Selon une source militaire du régime, «l’objectif serait d’élargir la bande de sécurité autour de secteurs contrôlés par l’armée». Les bombardements, très violents selon les témoignages sur place, seraient menés exclusivement par l’aviation syrienne.
Ces développements rapides sur le terrain sont à mettre en parallèle avec les initiatives diplomatiques qui se jouent en coulisse. Avec plus ou moins de succès. Vladimir Poutine, qui semble maintenant être la pièce centrale de ce grand échiquier – une situation qui arrange les Américains en panne de solutions – tente de rallier à sa cause deux acteurs essentiels dans le conflit syrien, l’Arabie saoudite et la Turquie. Mais cette tentative semble pour l’heure vouée à l’échec.
Dimanche, la rencontre entre le ministre saoudien de la Défense, Mohammad Ben Salmane, et le président russe, n’a pas laissé entrevoir de convergences de vue. Cette rencontre, qui avait pour objectif d’aborder les possibilités d’un règlement politique, a surtout mis en exergue la mésentente qui subsiste entre Riyad et Moscou concernant le sort du président Bachar el-Assad et sa participation éventuelle à une solution négociée de sortie de crise. Lâchée par son allié américain qui ne fait plus du départ d’Assad une condition préalable et incontournable, l’Arabie saoudite campe sur ses positions. Il semble que seule l’évolution de l’état des forces sur le terrain puisse changer la donne.
Dans des déclarations laconiques, à l’issue de la rencontre, la Russie a affirmé que «les buts que l’Arabie saoudite et la Russie poursuivent en Syrie coïncident», Riyad faisant part de son accord pour chercher des voies de réalisation du communiqué de Genève, afin de sauvegarder l’unité de la Syrie. Malgré ces apparentes preuves de bonne volonté, la réponse saoudienne est finalement venue… du Liban. Alors que des dignitaires religieux, membres du Conseil des Ulémas musulmans, manifestaient devant l’ambassade de Russie à Beyrouth, le cheikh Ahmad el-Omari a lancé une mise en garde qui semble directement orchestrée par Riyad. «L’intervention russe s’est faite avec la bénédiction de l’Eglise orthodoxe, qui assure une couverture au massacre de vieillards et d’enfants en Syrie. Nous mettons enfin en garde contre les conséquences de cette intervention au Liban», a-t-il souligné, consacrant l’échec des négociations russo-saoudiennes. Déjà mardi, dans ses vœux aux musulmans à l’occasion de la célébration de la fête de l’Hégire, le mufti Abdel-Latif Derian s’était avoué «étonné de la qualification par l’Eglise orthodoxe (de Russie) de cette intervention de ‘guerre sainte’», rappelant que «les guerres des autres sur les territoires arabes augmenteront l’extrémisme et rendront difficiles des solutions politiques équitables».
Pour Frédéric Pichon, chercheur à l’Université de Tours et auteur du livre Syrie – Pourquoi l’Occident s’est trompé (éditions du Rocher), «l’objectif de Poutine est de dissuader les Saoudiens d’encourager le terrorisme, dont l’unique but est d’affaiblir l’Iran». «Riyad ne s’est toujours pas remis de l’accord sur le nucléaire iranien conclu mi-juillet et reste obsédé par la menace iranienne». «Maintenant, reste à savoir qui de la Russie ou de l’Arabie saoudite lâchera du lest, et à mon avis, ce n’est sûrement pas Moscou qui le fera», analyse Frédéric Pichon. «Surtout qu’en face, et malgré les critiques officielles, «cette intervention en Syrie arrange au final les Américains qui n’ont plus rien à proposer. Depuis l’affaire libyenne et le meurtre de Mouammar Kadhafi, la Russie est obsédée par le droit international. Elle ne lâchera rien, ni la Chine d’ailleurs, concernant le sort de Bachar el-Assad. Moscou ne veut pas qu’Assad finisse comme Kadhafi».
En revanche, le chercheur estime «que les accords de Genève sont plus que jamais d’actualité, contrairement aux apparences». «La stratégie de Moscou consiste à renverser l’équilibre des forces sur le terrain, afin de pouvoir arriver en position de force à la table des négociations», poursuit Frédéric Pichon. «Et pour cela, il ne faut pas que l’Etat syrien soit moribond. Les réunions d’opposants se succèdent ces derniers temps à Moscou, sauf avec le CNS qui a déclaré ne pas vouloir participer aux négociations, tant qu’Assad resterait aux commandes».

 

Jenny Saleh

L’ombre de l’échec afghan
Depuis le lancement des frappes russes sur le sol syrien, nombre d’experts évoquent une réédition du scénario afghan à partir de 1979, qui avait signé un échec cuisant pour l’URSS de l’époque. Rappelons que la fin de l’aventure russe après dix ans de guerre infructueuse s’était soldée par la mort de près de 15 000 soldats de l’Armée rouge d’alors.
Pour eux, l’engagement russe actuel à partir de Lattaquié pourrait se révéler désastreux pour Vladimir Poutine fragilisé sur le plan interne par une économie en berne.
Une véritable boîte de Pandore, aux enjeux risqués et sans gains assurés.
Toutefois, contrairement à la situation afghane, Vladimir Poutine a réitéré à plusieurs reprises son opposition à envoyer des troupes au sol, susceptibles de s’enliser dans le bourbier syrien.
Pour Frédéric Pichon, la comparaison de la situation actuelle avec celle qui prévalait en Afghanistan ne tient pas. «On n’est pas dans le même cas de figure. Poutine sait très bien ce qu’il fait, il agit à la fois sur le plan diplomatique et politique, en parallèle à ces frappes. Ce qui n’était pas le cas en 1979. Là, Poutine la joue aussi très politique, il reste réaliste, il n’envisage pas de ‘‘regagner’’ l’ensemble du territoire syrien».

Trois millions d’euros pour tuer Assad
Le chef de la branche syrienne d’al-Qaïda, Abou Mohammad el-Joulani, a indiqué, dans un enregistrement audio, qu’il paierait de grosses récompenses à quiconque tuerait Bachar el-Assad et Hassan Nasrallah. La tête du président syrien est ainsi mise à prix pour trois millions d’euros, tandis que celle du chef du Hezbollah l’est pour deux millions d’euros.
Il a aussi précisé qu’il verserait cette récompense même si Bachar el-Assad était tué par un membre de sa famille, mais aussi que son organisation protègerait le meurtrier et sa famille.
Quant à Hassan Nasrallah, il promet cette somme même si c’est «un membre de sa propre famille ou de sa secte» dans une allusion aux musulmans chiites.

 

Trafiquants libanais de missiles antiaériens
Des trafiquants d’armes libanais dénichent de nouvelles sources d’armement à l’opposition syrienne incluant des armes sophistiquées, d’après les révélations faites par un rapport diplomatique. Pour l’acquisition de missiles antiaériens tirés à l’épaule, ces revendeurs bénéficient de la protection de l’Occident, des Etats-Unis notamment. Il est urgent pour l’opposition armée syrienne que ce marché soit concrétisé afin qu’elle puisse en tirer profit pour combattre l’armée syrienne et ses alliés, particulièrement à Alep, Idlib et leur rif. Le rapport dévoile que ces trafiquants, en partenariat avec des pairs des pays de l’Otan, ont réellement acheté en Pologne et en Ukraine des batteries de missiles et des négociations sont actuellement en cours avec la Bulgarie. Washington veille à faire patte de velours dans cette affaire parce que la livraison de ces missiles aux combattants opposés à Damas est considérée comme un dépassement des lignes rouges tracées avec Moscou. La facture aurait été payée par l’Arabie saoudite et le Qatar, alors que la Turquie a été chargée de la livraison du matériel aux organisations qui lui sont fidèles sur les fronts nord de la Syrie. Au sud, ce sont les Saoudiens qui vont se charger de la livraison des missiles aux groupes qui leur portent allégeance sans que les organisations qui ne font pas partie de l’EI puissent profiter de cette manne. Ce rapport a été publié quelques jours avant l’annonce faite par Washington du largage de dizaines de tonnes d’armes précises et de munitions aux opposants armés dans la ville de Hassaka au nord-est syrien.

Ali Nassar

 

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