La polémique sur la séance parlementaire et sur le principe de «la législation nécessaire» montre, en fait, la crise profonde que traversent actuellement les institutions libanaises et la classe politique en général. En principe, le conflit oppose les principales parties chrétiennes au président de la Chambre, mais en réalité, c’est tout un système qui montre ses limites.
Le président de la Chambre, Nabih Berry, avait pourtant cru bien faire. Face aux atermoiements des différents courants politiques, il avait décidé de ne plus attendre et de convoquer les députés à une réunion plénière, en prenant soin de placer à l’ordre du jour deux projets réclamés par le général Michel Aoun, la restitution de la nationalité libanaise et la distribution aux municipalités des recettes des téléphones portables. Quelle n’a été sa surprise lorsqu’il a vu «l’union sacrée» entre les Forces libanaises (FL) et le Courant patriotique libre (CPL) pour refuser de participer à cette réunion si l’adoption d’une nouvelle loi électorale ne figure pas à l’ordre du jour. Berry a eu beau expliquer que ce sujet ne peut pas y figurer en raison de la multitude de projets présentés dont l’examen exige un marathon parlementaire, les deux partis chrétiens n’ont rien voulu entendre.
Pas d’accord possible
Pour eux, si on veut redonner confiance aux chrétiens, il faut absolument adopter une nouvelle loi électorale qui répare l’injustice qui leur est faite depuis l’adoption de l’accord de Taëf en 1990 et les différentes lois électorales qui étaient en leur défaveur, puisqu’elles permettaient l’élection des députés chrétiens par des voix non chrétiennes. C’est notamment le cas du siège maronite de Tripoli, par exemple, qui est élu par les voix sunnites, les maronites de Tripoli étant devenus une petite minorité. Même chose pour des sièges chrétiens au Sud, à Baalbeck, au Hermel, dans le Akkar et même à Zahlé, où ce sont les voix musulmanes qui font désormais pencher la balance d’un côté ou de l’autre. La loi électorale étant à la base de la reconstitution de la classe politique, elle est donc primordiale pour les chrétiens.
L’argumentation des FL et du CPL est valable, mais les milieux proches de Berry ont riposté que pour l’instant, le projet de loi électorale n’est pas à l’ordre du jour car, au final, c’est une question beaucoup trop fondamentale qui exige un compromis politique important. L’heure n’étant pas aux compromis, puisque même une proposition aussi secondaire que la promotion de quelques officiers pour prolonger leur service d’un an n’a pas été acceptée par le Courant du futur, quel est l’intérêt d’ouvrir le sujet de la loi électorale, sachant qu’il ne peut y avoir d’accord possible dans le contexte interne et régional actuel? De plus, selon les milieux de Berry, la séance parlementaire est destinée à l’examen de projets de loi revêtus de la plus grande urgence, notamment ceux à caractère économique et financier. Elle ne vise donc pas à ouvrir des dossiers polémiques qui pourraient envenimer encore plus le climat général du pays. Les milieux proches du chef de l’Assemblée affirment ainsi que l’attachement des FL et du CPL à faire figurer la loi électorale à l’ordre du jour de la séance parlementaire est dicté par la volonté de faire de la surenchère chrétienne, sans avoir la moindre chance d’aboutir à un résultat concret. Elle est donc de pure forme. Par conséquent, il n’est absolument pas obligé de l’accepter et d’entrer dans le jeu de dupes des deux grands partis chrétiens.
De leur côté, les FL, par la voix de leur chef Samir Geagea, ont rejeté l’argument de Berry, précisant que certains des projets, soi-disant urgents, reposent dans les tiroirs du Parlement depuis plus de dix ans. Rien n’empêchait le président de la Chambre de convoquer une première séance plénière avec le projet de loi électorale à l’ordre du jour avant d’en convoquer une autre, une semaine plus tard, destinée à adopter les projets de loi à caractère urgent ou prétendus tels. Les partis chrétiens, selon Geagea, ne demandent pas l’adoption d’un nouveau projet de loi, sachant bien que cela exige de longues discussions, mais juste d’ouvrir le débat sur la question, puisque cela rassure les chrétiens et leur donne l’impression qu’ils sont de véritables partenaires et que leurs appréhensions sont prises en compte.
Fausses concessions
Dans les milieux du CPL, on est encore plus incisif. Ces milieux relèvent le fait que Berry a fait figurer à l’ordre du jour de la séance plénière deux projets de loi réclamés par le CPL, mais qui, en fait, concernent tous les Libanais. La distribution des recettes des téléphones portables devrait, si elles sont adoptées, profiter à toutes les municipalités du pays, les chrétiennes et les autres. Quant au projet de loi sur la restitution de la nationalité aux émigrés d’origine libanaise, il pourrait provoquer un long débat. Surtout après les propositions d’amendements du Courant du futur qui portent sur trois points: la prise en compte du recensement de 1932 au lieu de ceux de 1920 et 1923, proposés dans le projet aouniste, l’octroi de la nationalité à des enfants nés de mères libanaises et de pères étrangers ou même palestiniens et la condition pour ceux qui veulent reprendre la nationalité de faire leurs demandes dans un délai maximal de deux ans. Selon les études faites par des milieux chrétiens, les propositions du Courant du futur permettront de faire profiter 76 000 mères mariées à des étrangers et à 4 500 Libanaises mariées à des Palestiniens. Au total, la loi devrait profiter à 300 000 émigrés d’origine libanaise, dont 200 000 musulmans si les amendements proposés par le Courant du futur sont retenus.
Dans ce contexte, la décision de Berry de mettre ces deux projets à l’ordre du jour de la séance plénière est, en apparence, une faveur faite au CPL, mais en réalité, les sujets concernent tous les Libanais. En revanche, le seul projet qui touche vraiment les chrétiens est celui de la loi électorale et c’est celui-là justement que le président de la Chambre refuse de soumettre à l’examen des députés. Les milieux du CPL s’interrogent sur l’intransigeance du président de la Chambre qui est connu pour sa capacité à arrondir les angles et à trouver des compromis. Ils estiment que l’attitude de Berry est essentiellement destinée à discréditer le général Michel Aoun, pour montrer son incapacité à obtenir le moindre acquis, lui qui se veut le principal leader chrétien. L’attitude de Berry s’inscrirait donc, aux yeux des milieux du CPL, dans le cadre d’un vaste plan de lynchage politique de Aoun, commandité par le 14 mars et ses parrains régionaux.
Les milieux de Berry balaient cette accusation, affirmant qu’elle est le fruit de l’obsession de complot qui marque la vision du CPL. Ils répètent que sa décision est simplement dictée par le réalisme politique, en partant du principe qu’il ne sert à rien d’ouvrir de nouveaux dossiers conflictuels dans le climat actuel de tensions locales et régionales. Selon ces milieux, toute la démarche de Berry repose sur sa volonté de régler les problèmes qui peuvent l’être et qui concernent les citoyens, tout en occultant tout ce qui dépend d’un compromis plus large. Toute cette polémique reflète, toutefois, une crise politique profonde qui touche tous les protagonistes politiques et que le dialogue de Aïn el-Tiné ne parvient pas à occulter.
Joëlle Seif
Contacts tous azimuts
Sleiman Frangié chez Samy Gemayel en riposte à l’entente FL-CPL? La question se pose de plus en plus depuis la visite inattendue du chef des Marada, Sleiman Frangié, au chef des Kataëb, Samy Gemayel, à Bickfaya. Les Kataëb, qui ont annoncé depuis le début leur boycott des réunions parlementaires et gouvernementales tant qu’un nouveau président de la République n’a pas été élu, se sentent un peu les laissés-pour-compte du rapprochement entre le CPL et les FL. Même chose pour Frangié qui, lui, au contraire, veut assister à toutes les réunions parlementaires dans l’intérêt des Libanais, défiant ainsi la «décision chrétienne». Entre les deux, la coopération est probable, au moins pour se démarquer des FL et du CPL.