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Nº 3027 du vendredi 13 novembre 2015

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Dany Laferrière. «Ces 26 petites lettres de l’alphabet qui continuent à sauver le monde»

Borges, Tanizaki, Bukowski, Boulgakov, Diderot et tant d’autres… Il les côtoie quotidiennement, il les cite au détour d’une phrase. Une discussion avec Dany Laferrière est désarmante sur toute la ligne. Dans l’impact de ses propres mots qui résonnent en partage…

Dany Laferrière, avant et après l’Académie française, rien n’a changé pour vous?
Non. Les autres, oui, peut-être ont-ils changé un peu par rapport à moi, mais moi je n’ai pas changé. Moi, j’écris des livres et je pourrais être ou ne pas être à l’académie, mais je pourrais y être aussi puisque j’écris… Donc, cela ne m’étonne qu’à moitié. Mais les autres qui ne me suivent pas et qui, brusquement, se retrouvent avec cette nouvelle, cela change leur comportement, et devient plus officiel. Mais en réalité, pour moi, le plus important c’est d’écrire et de lire.

Vous aviez dit que la bibliothèque de l’écrivain est son véritable pays…
Oui, je l’ai dit une fois, parce que c’est l’endroit où il s’adosse pour regarder le monde. Mais l’ensemble des pays aussi est mon pays, partout où je suis. Si je suis dans un salon du livre où il y a des lecteurs, je reconnais ces gens, je connais cette lumière dans leurs yeux, dans les yeux des enfants quand ils feuillettent des livres. Je connais chacun des gestes, il n’y a pas de folklore pour moi; il n’y a pas de choses ou d’attitudes étonnantes dans un salon du livre. C’est le peuple des lecteurs qui se ressemblent partout.

Aller à la rencontre des gens, c’est donc un immense plaisir pour vous?
Ah oui, totalement! Moi, j’écris pour pouvoir converser avec les gens, passer de l’écrit à l’oral. Mais pour atteindre cette possibilité de rencontrer des gens qu’on ne connaît pas et d’avoir des conversations intéressantes avec eux, j’avais compris que, pour moi, il fallait écrire. Le livre est un bon prétexte pour parler aux gens.

Avez-vous eu des rencontres particulières qui vous ont marqué?
Sans cesse, même en dehors d’un salon du livre, dans la rue, continuellement. J’ai écrit vingt-trois livres et pas seulement pour les adultes, pour les enfants aussi. Il m’est arrivé de rencontrer, dans la rue, une dame qui m’a présenté son fils, Jules, de 4 ans. Jules n’arrivait pas à croire que c’était moi qui avais écrit le livre que sa maman lui lit chaque soir. Il n’arrivait pas à croire que j’étais le petit garçon dans le livre Je suis fou de Vava. Il n’arrivait pas à parler devant moi, alors que Jules est un garçon très énergique. Quand je suis allé de l’autre côté de la rue pour chercher ma voiture, je l’ai entendu hurler à mon adresse les noms de tous les personnages du livre qu’il connaît bien, qui sont ses amis.
C’est toujours pour cette raison que nous écrivons, pour partager avec d’autres un certain nombre de souvenirs, qu’ils se reconnaissent dans des choses qui nous sont intimes, pour retrouver chez eux aussi ces traces de souvenirs communs. Je crois que tel est le vrai but de la littérature, d’avoir immédiatement un espace intime, de qualité, avec un inconnu. Sinon, après le bonjour, nous parlons de nos signes astrologiques, du temps… Il suffit d’aimer le même écrivain pour que nous tombions dans une discussion passionnante et intéressante avec un inconnu.

L’écriture n’est donc pas juste un acte intime?
La production de l’écriture oui, mais son but ne s’arrête pas là. Ce n’est pas non plus un exercice qu’on fait pour se faire admirer. C’est un signe, le signe des vivants, un signe de loin comme un repère dans la nuit.
 

La littérature continue alors, malgré tout…
Ah mais grâce à tout, c’est avec tout qu’on écrit. Homère l’a dit, si les dieux nous envoient des malheurs, c’est pour que nous en fassions des chants. Les humains ont toujours été prompts à faire feu de tout bois pour ne pas se retrouver seuls dans la nuit… Nous allumons le feu avec tout ce qui nous tombe sous la main.

Est-ce que l’écriture vous a aidé à garder votre enfance?
Non, à la partager. C’est le feu qui me nourrit précisément, et ce feu doit être partagé, car nous avons toujours besoin de nous réchauffer. J’ai lancé une bûche dans le foyer et d’autres le font aussi. Car je ne fais pas qu’écrire, je lis. Comme je le dis souvent, je suis un lecteur qui écrit. Il est important quand nous écrivons de ne pas vouloir tout écrire. J’ai vu ça chez Pouchkine qui a donné à Gogol le sujet des Ames mortes. Ma mère me disait: «Si quelqu’un aime ta chemise plus que toi, il faut la lui donner». Cela ne veut pas dire que je suis généreux, mais que je ne suis pas seul. Et puis, ça me repose de ne pas avoir le fardeau de la vie, de la littérature. Je lis aussi, je n’ai pas besoin d’écrire à tout moment.

Qu’est-ce qui fait, selon vous, qu’on passe du statut de lecteur à celui d’écrivain?
S’il y avait une connaissance exacte et mécanique de cette histoire, elle ne continuera pas à nous impressionner. Ce que nous pouvons faire avec ces 26 lettres de l’alphabet, ça ne s’arrête pas. Le mystère vient de là d’abord, ces 26 petites lettres de l’alphabet qui continuent à sauver le monde, littéralement. Les enfants, les grandes personnes, tout le monde se met là-dedans, et ça les repose de toutes sortes de fardeaux, même le fardeau du bonheur, celui des malheurs aussi. Nous confions tout cela à la page, et ce sont les lettres de l’alphabet qui les reçoivent, qui les emmagasinent et les proposent à d’autres pour rappeler que nous partageons des lieux communs. Mais nous ne savons pas exactement comment cela se passe, pourquoi celui-là est écrivain et cet autre lecteur.
En tout cas, les lecteurs survivront aux écrivains. Ils sont plus nombreux, plus importants, plus audacieux. C’est normal d’écrire sur des émotions qui nous sont intimes. C’est plus étrange de lire à propos de ces émotions, de se les approprier avec une telle force, de se les payer, de les acheter, d’acheter ce qui est parfois un cauchemar pour l’autre. Le lecteur est plus mystérieux que l’écrivain.
 

Propos recueillis par Nayla Rached

Conseil pour un écrivain en panne
A l’instar de son Journal d’un écrivain en pyjama, une saisie au vol d’un conseil de Dany Laferrière aux «gens qui sont en panne d’écriture, d’ouvrir un livre de leurs bibliothèques et de littéralement voler un paragraphe. Il faut faire payer les riches! Oui, vous n’arrivez pas à avancer alors que l’autre a écrit trente livres; il n’y a pas de problème à piquer un paragraphe quand même, pas plus, et d’ailleurs, il doit être content. Parce que les livres, nous ne savons pas comment ils circulent dans les autres ouvrages, d’une façon clandestine. Les écrivains circulent aussi dans les livres de leurs confrères. C’est de cette manière que les livres anciens circulent. Sinon, nous sommes tellement dans l’actualité et les journaux ont si peu de place à consacrer au livre en général que nous ne pouvons tenir compte que de ceux qui viennent de sortir. Les anciens livres circulent donc dans ceux des écrivains contemporains qui les aiment, qui en parlent, qui les citent. Et c’est ainsi que la littérature reste encore une et indivisible».

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