Journaliste chevronné, Roger Geahchan publie, aux éditions Dergham, son deuxième ouvrage, Le cercle vicieux des identités communautaires. Magazine l’a rencontré.
Comme le dit Samir Frangié dans la préface, Roger Geahchan «s’interroge sur la viabilité des pays formés d’une multitude de communautés», le Liban et ses dix-huit communautés, essentiellement ses quatre plus grandes communautés, les maronites, les druzes, les sunnites et les chiites. L’éventualité d’une viabilité que le titre même de l’ouvrage, Le cercle vicieux des identités communautaires, semble plonger dans une impasse totale, celle du désespoir même.
Oui, Roger Geahchan est conscient du pessimisme que dégage le titre du livre. Conscient et lucide, comme un patient atteint d’une maladie incurable, comme un pays, un peuple entier s’embourbant dans une impasse qui risque de durer encore longtemps, l’impasse des «identités communautaires» qui annihile l’établissement d’une identité nationale, quitte à la définir, l’échec éventuel du «vivre ensemble» qu’on ne cesse de brandir. «Oui, je veux bien le vivre ensemble, mais encore faut-il que l’autre le veuille», s’exclame-t-il.
Mais… au-delà du pessimisme, au-delà de la réalité qui s’impose, qu’on le veuille ou non, il n’y a pas vraiment d’impossibilité. Car, dit-il encore une fois, «j’appelle, à la fin du livre, les Libanais à laisser de côté leur relation avec leur religion, avec Dieu, qui est une affaire purement personnelle, individuelle, qui n’a rien à voir avec l’organisation de la cité. Qu’on fasse passer d’abord notre appartenance nationale, que j’appelle par ce néologisme qu’est notre «libanité». Notre appartenance nationale doit prévaloir sur notre appartenance religieuse. Je préconise une solution qui est évidente!», lance-t-il, la raison s’emmêlant à la passion dans son discours.
Au fil de la discussion, les mêmes idées reviennent, les mêmes frustrations de tout citoyen, de tout un peuple, les mêmes problèmes qui ne cessent de ressurgir sans qu’il n’y ait jamais vraiment de solutions. C’est d’ailleurs à partir de cette idée que le livre est né; un de ses amis, professeur d’histoire ayant émigré au Canada, lui demande tout simplement, comme on le fait tous d’ailleurs, comme on ne cesse de le faire: «Mais pourquoi donc y a-t-il tout le temps des problèmes au Liban?». De là, Roger Geahchan s’attelle à l’écriture de ces pages, qu’il se décidera finalement à publier, encouragé en cela par des amis lecteurs, où il essaie «de dire pourquoi il y a tous ces problèmes, à commencer par l’Antiquité. La peur que le chrétien éprouve du musulman, dit-il, est due à l’histoire des chrétiens de ce pays qui est une succession de massacres, d’abord avec les Mamelouks, puis les Ottomans, ensuite les musulmans sunnites… A partir de là, je me suis plongé dans une série de lectures», qui s’est ajoutée à tout ce qu’il avait déjà en tête car, précise-t-il, «on ne peut pas être journaliste si on ne connaît pas l’histoire de son pays et de sa région», Roger Geahchan ayant occupé les fonctions de rédacteur en chef adjoint à L’Orient-Le Jour, de chef du service politique des Fiches du monde arabe, et correspondant pigiste des journaux Le Monde, La Croix et La Stampa, ainsi que de la radio RTL.
Appel à la «libanité»
Découpé en chapitres et paragraphes, brefs, concis, clairs et précis, Roger Geahchan étant conscient que «les gens ne lisent plus», Le cercle vicieux des identités communautaires déroule, réflexion et analyse à l’appui, les différentes étapes historiques qui ont abouti à l’établissement du système communautaire qui régit désormais le pays et nos vies de citoyens, remettant déjà en question le concept de citoyen, d’Etat, de gouvernement… et qui amène à cette amère conclusion: «Le peuple libanais n’est plus formé de citoyens ayant renoncé chacun à sa souveraineté propre au profit d’une Assemblée législative incarnant la souveraineté nationale et dont est issu un pouvoir exécutif, mais de sectateurs dont l’allégeance est vouée à leurs chefs religieux, ainsi qu’aux leaders politiques de leur communauté. Dès lors, les intérêts inhérents à celle-ci sont considérés prioritaires par rapport à l’intérêt national, au mépris de l’enseignement de Hobbes, de Locke, de Rousseau et de Montesquieu. On est grec-orthodoxe, chiite, sunnite, druze ou maronite, etc. avant d’être libanais…».
Et voilà, c’est ce point-là, cette évidence-là qui tonne à la fois comme la plaie et le couteau. Roger Geahchan lance, au fil du livre et de l’entrevue, ce qui ressemble à un ras-le-bol, à un appel ouvert à privilégier l’appartenance nationale, à établir un nouveau Pacte national, à s’accorder sur notre libanité, «n’importe quelle libanité qui soit de bon sens. Il faut trouver un terrain d’entente ou divorcer. Or, on ne peut pas divorcer, on est trop petit pour le faire, comment voulez-vous partitionner le Liban? On l’a déjà fait, en 1843, avec les deux caïmacamats qui ont abouti à une guerre confessionnelle meurtrière et dévastatrice!».
Enchaînant les idées, les dates clés, leur explication et leur actualisation, face à ce cercle vicieux, la seule solution est «d’abolir le confessionnalisme politique qui est un système unique au monde. D’ailleurs, dans la nouvelle Constitution votée en 1990, il est prévu la formation d’une instance supérieure chargée d’étudier le moyen d’abolir le confessionnalisme politique. Mais en 25 ans, on n’a pas encore formé cette instance supérieure. Si on l’a prévue, c’est parce qu’on a jugé qu’il fallait au moins commencer à réfléchir au moyen et à l’utilité de le faire».
D’impasse en impasse, de déception en déception, de colère en sourire ironique sur la nécessité de réinventer l’homo-libanicus, d’éliminer du discours certains mots à l’instar du très typique libanais «ma3leich», de l’urgence de secouer le peuple libanais qui suit, systématiquement, les yeux fermés, chaque fois, chacun le leader de son parti communautaire, ces derniers jouant eux-mêmes sur la fibre confessionnelle pour empêcher tout changement les rendant inutiles… pour que ce pays ne reste pas une plaisanterie, pour que ce pays devienne enfin, peut-être, un vrai pays, parce qu’il n’est pas permis «qu’au moment où on place des sondes sur la planète Mars, on ne soit pas capable au Liban de ramasser et de détruire nos déchets par des moyens propres et écologiques»… Un éveil citoyen est une urgente nécessité, loin de ce système communautaire auquel nous restons attachés et qui nous enferme dans le cercle vicieux d’identités multiples, jamais une, jamais libanaise!
Nayla Rached
Extrait
«… puisque nulle communauté ne peut seule gouverner le Liban, que l’intérêt de tous et de chacun, de chaque Libanais, est de vivre en paix, que malgré les barricades érigées dans les esprits, les peurs et les suspicions qui engendrent la méfiance à l’égard des autres, une certaine identité nationale et culturelle est en train de s’édifier, de s’affirmer dans la vie de tous les jours, issue de la nécessité de vivre ensemble; puisque l’idée de l’égalité des droits et des devoirs des citoyens commence à faire son chemin, il n’est peut-être pas illusoire de se dire que les Libanais finiront par surmonter les identités meurtrières, par s’entendre tacitement ou explicitement sur une identité une… Comprendre, enfin, que le Liban, en tant qu’Etat-nation, est infiniment plus précieux que chacune des communautés prises séparément».