D’amie avec tout le monde ou presque, la Turquie de Recep Tayyip Erdogan a réussi le tour de force de se mettre la plupart des acteurs régionaux à dos. Russie, Syrie, Irak, Iran, tour d’horizon des pays qui sont, désormais, hostiles à la politique d’Ankara.
La doctrine officielle de la Turquie de Recep Tayyip Erdogan, et de son parti, l’AKP, en matière de politique étrangère, semble avoir du plomb dans l’aile. De zéro problème avec ses voisins, la Turquie accumule aujourd’hui les points de tension avec ses partenaires d’hier. Guerre ouverte avec le régime syrien de Bachar el-Assad qu’Ankara désespère de voir tomber, frictions avec l’Irak ces derniers jours, ainsi qu’avec l’Iran, et crise diplomatique grave avec la Russie, les désaccords se multiplient avec les pays voisins. Aujourd’hui, les politiques décidées à Ankara par le sultan Erdogan n’ont plus le vent en poupe, c’est le moins que l’on puisse dire. Et les critiques fusent.
La Russie de Vladimir Poutine s’affiche au premier rang des détracteurs de la Turquie. Depuis que l’armée turque a abattu, en plein vol, un Sukhoï-24 au motif d’une brève incursion dans son espace aérien, le chef du Kremlin ne cesse de promettre à Ankara de lui faire «regretter» la destruction de son jet, alignant ripostes économiques et désaveux diplomatiques. «Ce n’est pas la dernière fois que nous leur rappellerons ce qu’ils ont fait, ni la dernière fois qu’ils vont regretter ce qu’ils ont fait», avait déclaré Poutine, pendant son discours de politique générale. «Nous n’oublierons jamais cette complicité avec les terroristes. Nous considérerons toujours la trahison comme l’un des pires et des plus vils actes», avait-il lancé, le regard noir. Sur le plan militaire, l’homme fort du Kremlin n’a pas riposté, tout au moins pas par une confrontation directe, mais a fait étalage de sa force, en déployant sur ses bases syriennes les dispositifs S-300 et S-400. Cela, malgré les tentatives de Recep Tayyip Erdogan de recoller les morceaux. Lors de l’ouverture de la COP21, la conférence sur le climat à Paris, le président turc a vainement tenté de rencontrer son homologue russe, sans succès. Le rapatriement du corps du pilote du Sukhoï-24 et les condoléances d’Ankara n’auront pas plus adouci Moscou. Seul contact enregistré depuis le début de la crise diplomatique, celui entre les deux ministres des Affaires étrangères russe et turc, Sergueï Lavrov et Mevlüt Cavusoglu, le 3 décembre.
La déception d’Erdogan
Ce regain de tension entre deux pays, alliés jusqu’il y a peu, porte la marque des ambitions déçues de Recep Tayyip Erdogan. Depuis le début des révolutions des «printemps arabes», le leader turc souhaite, ce n’est un secret pour personne, l’effondrement du régime de Bachar el-Assad.
Pour Mohammad Noureddine, expert dans les affaires turques et professeur d’histoire et de langue turques à l’Université libanaise, il faut se rappeler qu’«avant les printemps arabes, la politique de la Turquie était basée sur la thèse ‘zéro problème’ avec tous les pays, surtout avec les pays voisins». «Mais à partir du démarrage des révoltes arabes, Erdogan a vu poindre l’occasion pour la Turquie de devenir une puissance régionale, qui puisse toute seule changer les régimes et affaiblir ainsi l’axe Syrie-Irak-Iran», ajoute-t-il. Avec l’Egypte et la Tunisie, où les Frères musulmans prennent le pouvoir, le rêve du leader de l’AKP semble se réaliser. Avant d’être douché par les autres développements régionaux. «Le projet turc, explique encore Mohammad Noureddine, a vu ses ailes coupées en Syrie, où Bachar el-Assad n’a pas chuté, contrairement à ses homologues égyptien, tunisien ou libyen». A cela, s’ajoute la perte du pouvoir des Frères musulmans en Egypte et en Tunisie, ce qui a constitué un échec cuisant pour le régime islamo-conservateur d’Ankara. Mohammad Noureddine rappelle, à cet effet, les ambitions d’hégémonie turque sur la région qui avaient été dévoilées dans un discours d’Ahmet Davutoglu, alors ministre des Affaires étrangères, dès avril 2013. «Ce discours exprime les vraies pensées de la Turquie envers la région, elle veut la régir seule». «Ce qui signifie que pour parvenir à cet objectif, il faut ‘liquider’ les autres pays qui ont de l’influence dans la région, les Perses, les Kurdes, les Arabes», explique le spécialiste.
Mais le soutien sans faille de la Russie comme de l’Iran, indéfectibles alliés de Bachar el-Assad en Syrie, est venu bouleverser les plans d’Ankara.
Noureddine souligne que l’incident turco-russe de ces dernières semaines trouve sans doute l’une de ses causes dans ce constat. «La Turquie a abattu l’avion parce que d’une part, elle avait peur que le régime syrien appuyé par Moscou mette la main sur la région turkmène frontalière. D’autre part, pour tenter de changer la priorité des Russes en Syrie et interrompre ainsi la campagne militaire en cours. Et il y a eu aussi, sans aucun doute, une tentative de torpiller le processus de la conférence de Vienne, qui n’a pas tranché l’avenir de Bachar el-Assad en Syrie», analyse-t-il. Sans oublier en parallèle, la rencontre importante entre Vladimir Poutine et le guide de la République islamique Ali Khamenei, que l’incident du Sukhoï-24 est venu court-circuiter. Pour lui, «un événement militaire aussi dangereux et important n’a pas pu se faire sans que les Etats-Unis ne le sachent». Isolé dans la région, Ankara se retournerait donc vers l’Alliance atlantique pour essayer de consolider un front occidental contre la Russie et l’Iran. Rappelons que la Turquie tente d’imposer son idée de zone d’exclusion aérienne en Syrie depuis 2011, pour l’heure sans succès. Pas sûr, cependant, que l’Otan soit prête à se lancer dans une guerre comme celle-ci.
Tensions avec l’Iran
Après s’être mis à dos la Russie, la Turquie voit aussi ses relations avec l’Iran, jusque-là plutôt équilibrées, pâtir de ses choix géopolitiques. Dans un double discours à la persane, le conseiller pour les Affaires internationales du guide Ali Khamenei, Ali Akbar Velayati, a estimé qu’il était du devoir de l’Iran de «réduire les tensions entre (la Russie et la Turquie) pour en éviter de nouvelles». Dans le même temps, Téhéran continue d’afficher un soutien sans faille à Assad, dont le sort constitue une «ligne rouge», selon Velayati. Les médias iraniens ne se sont pas privés, en parallèle, de commenter les accusations russes sur l’implication de la Turquie dans le trafic de pétrole de Daech depuis la Syrie…
Autre épine dans le pied d’Erdogan, ces derniers jours, l’Irak. Un contingent turc de quelque 150 hommes, appuyé par 20 à 25 chars, a été déployé par Ankara, à Bashika, dans les environs de Mossoul, ville tenue par l’Etat islamique. Une violation du territoire irakien qui a suscité l’indignation de Bagdad, qui, dans un communiqué officiel, a appelé, dès samedi, la Turquie à retirer «immédiatement» ses troupes de son territoire. Ne mâchant pas ses mots, le Premier ministre irakien, Haïder el-Abadi, a qualifié ce déploiement de «sérieuse violation de la souveraineté irakienne». La Russie portait l’affaire au Conseil de sécurité de l’Onu, dès mardi matin, dénonçant une nouvelle défiance des lois internationales de la part d’Ankara. A Téhéran, aussi, on a dénoncé l’installation d’une base militaire à Mossoul, estimant que cela «menace la sécurité de la région».
En Turquie, on se borne à répliquer que le contingent turc est présent dans le cadre d’une mission d’entraînement des troupes peshmergas irakiennes, qui sont pressenties pour donner l’assaut sur Mossoul, le moment venu. «Le camp de Bashika, à 30 km au nord de Mossoul, est un camp d’entraînement établi en soutien des volontaires qui combattent le terrorisme», a répondu le Premier ministre Davutoglu, à la télévision. Ecartant tout retrait des troupes turques d’Irak, il a aussi nié toute raison secrète derrière la présence de ce contingent, envoyé, selon lui, sur requête du ministère de la Défense irakienne.
L’enjeu de Mossoul
Pour Mohammad Noureddine, ce nouvel événement signifie que «la Turquie veut mettre un doigt dans la question irakienne à Mossoul». «On parle beaucoup d’une possible offensive par les peshmergas de la ville de Mossoul, ce qui fait peur à la Turquie, car les Kurdes ont déjà repris Kirkouk pour l’intégrer au Kurdistan, tout comme Sinjar», souligne-t-il. «Les Turcs ne veulent pas que le même scénario se reproduise avec Mossoul, pour Ankara c’est inacceptable», ajoute le spécialiste. «Cela signifierait que les Kurdes seraient présents sur toute la frontière avec la Turquie depuis l’Irak et la Syrie. Ankara veut donc prendre part à la libération éventuelle de Mossoul pour éviter que la deuxième ville d’Irak ne tombe dans l’escarcelle kurde». Par ailleurs, l’objectif d’Erdogan consiste aussi à affaiblir les séparatistes kurdes du PKK qui opèrent depuis le nord de l’Irak, tout en déjouant le projet des groupes armés kurdes syriens visant à consolider leur présence le long de la frontière turque et à créer un corridor reliant le Rojava à la Méditerranée. D’autant que les Turcs ont noté avec inquiétude les fréquentes visites à Erbil du général iranien Qassem Souleimani ou encore la proximité croissante entre les Kurdes syriens et Moscou.
Ankara voit déjà le coup d’après. Dans une Irak post-guerre, morcelée entre un Chiistan, un Kurdistan et un Sunnistan, «la stratégie turque consisterait à mettre dans son orbite un Etat sunnite qui ne serait ni sous l’influence de Bagdad, ni sous celle d’Erbil».
Jenny Saleh
Rififi sur le Bosphore
Il n’en fallait pas plus pour irriter Ankara. La diffusion d’images montrant un soldat russe en position de tir, avec un lance-missiles, à bord d’un navire de guerre, le Caesar Kunikov, croisant dans les eaux turques, sur le Bosphore, a remis de l’huile sur le feu entre la Turquie et la Russie. Le chef de la diplomatie turque, Mevlüt Cavusoglu, a qualifié cette attitude de «provocation». «J’espère qu’il s’agit d’un incident isolé, ce n’est pas une bonne approche», a-t-il ajouté, avant de convoquer l’ambassadeur de Russie.