«Des questions brûlantes et taboues que des compatriotes préfèrent taire ou occulter». C’est à cette lecture intrépide, osée et innovatrice que nous convie le triple nouvel essai de Abdallah Naaman, publié aux éditions Glyphe.
«Discuter de la genèse du pays du Cèdre est, pour beaucoup, un acte aussi périlleux et criminel qu’argumenter à propos de leur religion ou de la virginité de leurs sœurs», estime Abdallah Naaman. «Il est grand temps de remettre en question quantité de vérités reçues comme sacrées, invariables et définitives depuis des lustres, au prétexte fallacieux de ne pas vouloir ébranler le fragile édifice de la construction nationale». C’est avec cette verve, cette franchise que l’auteur lit nos préjugés, reconsidère nos tabous, révise nos «réalités avérées et définitives», selon ses propres termes, démasque les contre-vérités d’un pays qui n’en finit plus de se construire, de mourir, de renaître, d’étonner et de désespérer à la fois.
Un style direct et averti
Par des exemples, des faits, des dates, celui qui ne pratique «ni la convenance, ni la révérence et, encore moins, la connivence», dénonce des manipulations historiques, démasque des aberrations contenues, rappelle des événements volontairement oubliés, restitue des détails gommés, dénonce des falsifications d’écrits, des décisions politiques arbitraires et n’hésite surtout pas à révéler des noms, à reprendre des détails et (enfin) à nommer les choses par leurs noms.
Une ambition monumentale à laquelle l’attaché culturel du Liban en France pendant quarante-deux ans (fraîchement retraité) dessine d’emblée, dans son avant-propos, les contours et la finalité: «Les bibliothèques sont pleines à craquer d’ouvrages qui traitent de l’Histoire du Liban et les archives de cette Histoire ont été fouillées et triturées jusqu’à plus soif… On peut se demander s’il vaut la peine d’y ajouter un nouvel ouvrage d’ensemble…».
Pas moins de vingt ans de réflexion, le dépouillement en arabe, français et anglais de plus de 1 200 ouvrages, autant de journaux et de périodiques scientifiques, des recherches et des publications innombrables, ainsi qu’une soixantaine de discussions avec des acteurs et penseurs de la vie politique libanaise, c’est ce qu’il aura fallu à ce «boulimique de lecture qui réfléchit, depuis longtemps, sur l’Histoire du Liban et de l’ère géographique à laquelle il appartient intimement» pour rédiger ses 2 200 pages.
Relire une Histoire tant galvaudée, interprétée, voire même imaginée ou inventée («les deux tiers de notre Histoire reposent sur des mythes et des mensonges»), remettre en question «des ouvrages pseudo-historiques (qui) colportent quantité d’inepties, pour ne rien dire des pamphlets qui brodent librement sur les mêmes thèmes» et proposer une réflexion personnelle de tout cet imbroglio de vérités et de mystifications a été une tâche titanesque. Et ce n’est pas peu dire.
Le style direct, sans ambages, précis, bougrement détaillé et averti de Naaman fait du Liban, Histoire d’une nation inachevée un ouvrage aux truculents titres de chapitres, qui se lit avec la même avidité qu’un roman policier. Des questions qui fâchent, La fureur de paraître, Rien ne ressemble plus à hier qu’aujourd’hui,
Le retour des consuls, Escalader le précipice, etc. Les vrais problèmes y sont abordés ouvertement et traités avec la même rigueur.
«Ce livre, que je reconnais impudique, arrache sans ménagement le vernis moderne d’une société qui reste au plus profond d’elle-même féodale et archaïque… L’appartenance au Liban n’a jamais été à un Etat, à une nation, mais à une tribu, un clan, avant même d’appartenir à une communauté. Le chef de la tribu est plus important que la communauté… Le système politique qui régit (la société libanaise) est encore tenu par des chefferies traditionnelles qui semblent se maintenir sur la scène politique comme pour l’éternité», souligne, en effet, Abdallah Naaman.
Un ouvrage captivant par sa réflexion salvatrice au ton juste et aux propos irréfutables que la déontologie, résolument adoptée par Naaman (qui se trouve, comme il se reconnaît «être dépourvu par chance de toute ambition politique ou sociale»), mène tambour battant. Nullement impressionné par des questions dérangeantes relatives aux origines (phéniciennes, arabes…) ou aux communautés libanaises (tabou ultime) et à leur statut civique et politique «compliqué et atypique», il va à l’encontre de ces «Libanais (qui) refusent de reconnaître la vérité, fut-elle bien établie et éclatante» et déboulonne, allègrement et surtout méthodiquement, les idées fausses, les préjugés, les anachronismes et toutes sortes d’approximations qui ont jalonné l’Histoire du Liban depuis l’Antiquité à ce jour.
Promesses de l’avenir
Celui qui ne mâche pas ses mots précise: «Je ne suis pas un hakawati. Je donne des preuves. Mon livre n’est pas une fiction, ni une histoire exhaustive, au jour le jour, mais une façon personnelle d’aborder des problèmes, des concepts bien précis, de les documenter pour déconstruire carrément les mythes fondateurs et les assertions péremptoires qui ont façonné les visions fragmentaires que les Libanais ont de leur Histoire… On n’enseigne pas la même Histoire dans les écoles, chacun y apprend une partie. Nous ne sommes d’accord sur rien. Même les déchets sont communautarisés. On ne construit pas, on réduit ce qui a été fait. Mon ouvrage veut donner aux historiens, de la nouvelle génération, des éléments de base pour discuter et proposer aux citoyens et aux sujets qui suivent les chefs de tribus une nation achevée».
Trois volumes sur notre passé, notre présent, nos cris et chuchotements, nos espoirs inavoués et nos craintes cachées; loin des clichés et des certitudes confortables, des faits surdimensionnés et des vérités enfouies, Le Liban. Histoire d’une nation inachevée de Abdallah Naaman porte en lui toutes les promesses de l’avenir, pour autant que les Libanais acceptent de regarder leur Histoire en face, pour enfin décider d’achever leur véritable démocratie, celle où «il suffit d’être citoyen pour accéder à tous les postes», selon l’auteur de l’ouvrage. n
Gisèle Kayata Eid
Le Liban. Histoire d’une nation inachevée est disponible dans les grandes librairies au Liban et en France. Son auteur, Abdallah Naaman, sera présent au Salon du livre d’Antélias, en mars prochain.
De l’objectivité à l’état pur
Abdallah Naaman est né en décembre 1947, à Beyrouth. Son père Mitri, décédé en 1994, est poète, écrivain, traducteur, directeur d’imprimerie et éditeur, chevalier des Arts et des Lettres (France), chevalier du Mérite (Liban), traducteur en langue arabe de plusieurs œuvres.
Ecrivain, essayiste, historien, diplomate et auteur de nombreux ouvrages et traductions ainsi que de 200 études et articles publiés (en arabe et en français), Abdallah Naaman, détenteur de plusieurs diplômes et docteur ès lettres, vit à Paris où il a lancé et signé son livre en novembre. Dans son nouvel ouvrage, il se veut objectif et se déclare non partisan. Son avant-propos le mentionne à plusieurs reprises:
«Le privilège de l’âge aidant, je sais que je n’ai plus besoin de ménager les susceptibilités ou de plaire». «J’ai fait miennes les paroles de Nietzsche: ‘‘Par chance, je suis dépourvu de toute ambition politique ou sociale en sorte que je n’ai à craindre aucun danger de ce côté-là, rien qui me retienne, rien qui me force à des transactions et à des ménagements; bref, j’ai le droit de dire tout haut ce que je pense…’’.
«Mon lecteur est donc averti. L’honnêteté intellectuelle, le désir d’équité et le souci de la vérité historique m’imposent de préciser, dès l’abord, que je suis un militant de la cause démocratique et laïque, que je ne trouve rien de déshonorant à revendiquer une triple appartenance levantine, arabe et méditerranéenne de bon aloi et que j’éprouve une profonde répulsion à l’égard de toute conception communautariste de la vie publique».