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Nº 3042 du vendredi 26 février 2016

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Le Golfe renforce ses pressions. L’Arabie va-t-elle se retirer du Liban?

Ni le «communiqué de rattrapage» du gouvernement, ni la pétition lancée par Saad Hariri, et encore moins les visites d’un grand nombre de personnalités politiques et économiques à l’ambassade d’Arabie saoudite à Beyrouth, tout au long de la semaine, n’ont réussi à calmer la colère du royaume. Jusqu’où peut aller le mécontentement de l’Arabie à l’égard du «petit frère libanais»? Les raisons invoquées pour expliquer les mesures de rétorsion prises contre le Liban sont-elles justifiées? Plutôt que de faire face à l’influence grandissante de l’Iran, Riyad a-t-il décidé de se retirer du pays du Cèdre?

Jamais les relations entre le Liban et les pays du Golfe, plus particulièrement l’Arabie saoudite, ne s’étaient détériorées à ce point. Même au plus fort de la guerre civile, lorsque l’hélicoptère de l’ambassadeur saoudien de l’époque, Ali Chaër, avait été la cible de tirs, le royaume avait tenu à maintenir ses relations avec l’Etat libanais et avec toutes les parties en conflit. Il savait, en même temps, se montrer généreux dans son soutien politique et financier aux institutions étatiques. L’ouverture du marché du travail saoudien à des centaines de milliers de Libanais a permis au pays du Cèdre de surmonter ses difficultés économiques et d’aider une bonne partie de la population à continuer à vivre décemment, malgré les contraintes et les privations imposées par la guerre. Sans jamais se départir de son rôle de conciliateur, Riyad a encouragé les différentes factions à s’entendre sur l’accord qui a mis fin à la guerre, négocié et conclu dans la ville saoudienne de Taëf, en 1990.
Telle est l’image qu’une majorité de Libanais ont de l’Arabie saoudite. Cela explique, sans doute, le choc provoqué par les mesures de rétorsion prises récemment par les autorités du royaume. Il y a eu, d’abord, la suspension du don de quatre milliards de dollars, destinés à équiper les forces armées libanaises, suivie de l’interdiction faite aux ressortissants saoudiens de se rendre au Liban.
La position affichée par les autorités officielles de Riyad et les articles publiés dans la presse saoudienne reprochent au Liban son «ingratitude» et font assumer au Hezbollah la responsabilité de la détérioration de la situation:
La raison directe invoquée par Riyad pour justifier ses décisions est la position du chef de la diplomatie libanaise, Gebran Bassil, qui ne s’est pas solidarisé avec l’Arabie contre l’Iran dans l’affaire de l’incendie de l’ambassade saoudienne à Téhéran. Le royaume estime que lors du dernier Conseil ministériel arabe au Caire, Bassil est sorti de l’unanimité arabe, en s’abstenant de voter en faveur du communiqué final qui condamnait, dans des termes sévères, l’attitude des autorités iraniennes. Considérant, pour sa part, qu’il était acculé à choisir entre «l’unanimité arabe et l’unité nationale», le ministre des Affaires étrangères a opté pour la politique de «distanciation».
Autre raison directe avancée par Riyad, «la guerre médiatique et politique» lancée par le secrétaire général du Hezbollah, sayyed Hassan Nasrallah, contre l’Arabie saoudite et contre la dynastie des Saoud. Cette campagne inédite n’a pas d’égale dans tout le monde arabe, ce qui a transformé le Liban en plateforme pro-iranienne pour attaquer le royaume.    
La campagne de défense de l’Arabie saoudite face à ces attaques répétées a été jugée timide, modeste et peu efficace par les dirigeants du royaume.  
La position du gouvernement à l’égard des atteintes contre le royaume a été considérée «faible» par les dirigeants saoudiens, ce qui prouve, à leurs yeux, que le pouvoir libanais est désormais plus proche de l’Iran que des pays arabes. Riyad fait assumer au Premier ministre, Tammam Salam, la responsabilité de la passivité dont fait preuve le gouvernement libanais face aux campagnes anti-saoudiennes.
Après avoir procédé à une évaluation de la situation, les dirigeants saoudiens ont conclu que «le Liban est tombé dans le giron du Hezbollah et s’est rangé aux côtés du projet iranien dans la région». Le «Liban officiel est désormais l’otage du Hezbollah et de l’Iran, au détriment des intérêts nationaux du pays».

 

Le Liban n’est plus privilégié
Le verdict est très dur. Il a cependant le mérite de montrer clairement l’état d’esprit et la manière de penser des nouveaux dirigeants saoudiens, plus particulièrement le vice-héritier Mohammad Ben Salmane, l’homme fort du royaume. Ceux-ci estiment que l’Iran et ses alliés, y compris le Hezbollah, ont déclaré une guerre sans merci au royaume, partout où ils le peuvent (Yémen, Irak, Syrie, Liban) et qu’il est de leur devoir de défendre leurs intérêts nationaux. Dans ce contexte, il n’y a aucune raison pour que le Liban bénéficie d’un traitement privilégié, d’autant qu’il est devenu l’une des principales plateformes d’où partent les campagnes politiques et médiatiques dirigées contre l’Arabie saoudite.
Evidemment, cette lecture des développements ne fait pas l’unanimité. Dans l’autre camp, on qualifie de «faux prétextes» les arguments avancés par les Saoudiens pour justifier les sanctions prises contre le Liban. Les milieux critiques vis-à-vis des Saoudiens affirment que le royaume acceptait et s’accommodait, de tout temps, d’un partage d’influences dans les différents pays de la région avec d’autres acteurs régionaux ou internationaux. «Traditionnellement, la politique saoudienne était basée sur la logique du compromis et de la gestion des équilibres dans tous les pays, explique à Magazine un ancien ministre libanais. Le royaume ne rompait jamais ses relations et maintenait les canaux du dialogue ouverts, même avec ses adversaires. Aujourd’hui, les nouveaux dirigeants agissent selon la logique de George W. Bush: ‘soit vous êtes avec nous, soit contre nous’. C’est donc l’Arabie qui a changé d’approche, non pas les autres acteurs».
Selon ces milieux, dans sa décision de suspendre l’aide de quatre milliards de dollars aux forces armées libanaises, le royaume a fait primer les considérations financières, surtout qu’il est confronté à de sérieuses difficultés, avec un déficit budgétaire de 100 milliards de dollars en 2016, en raison de la baisse brutale des recettes du pétrole et des coûts de la guerre du Yémen.
Pour tenter de réduire les dépenses publiques qui grèvent le budget, les autorités saoudiennes ont supprimé ou réduit de nombreuses subventions dont bénéficiaient, depuis longtemps, les sujets du royaume. Dans ce contexte, un article publié sur le site de la CNN, le 9 février dernier, révèle que Riyad a revu à la baisse le montant des bourses accordées à 200 000 étudiants saoudiens dans le monde. Le défunt roi Abdallah avait créé, en 2005, un fonds spécial doté de 6 milliards de dollars pour financer les études des ressortissants saoudiens à l’étranger. D’importantes coupes ont été décidées dans ce fonds. Si des économies sont faites sur des dossiers aussi sensibles que l’éducation supérieure des jeunes Saoudiens, il n’est pas étonnant, dès lors, que Riyad décide de suspendre l’aide de quatre milliards de dollars octroyés aux forces armées libanaises. D’autant que cette générosité ne lui permettra pas de renforcer son influence au sein de l’Armée libanaise, qui reste proche des Etats-Unis et où le Hezbollah dispose de leviers importants. «Aux yeux des dirigeants saoudiens, c’est de l’argent jeté par les fenêtres, à un moment où il faut serrer la ceinture», affirme l’ancien ministre.
Les milieux anti-saoudiens soulignent que la décision de suspendre le don des trois milliards destinés à l’Armée libanaise date de plusieurs mois. Ils se réfèrent, à cet égard, à un article publié, le 19 janvier, dans le quotidien français Le Monde intitulé Liban: le contrat d’armement franco-saoudien bloqué par Riyad. L’auteure de l’article, Nathalie Guibert, écrit que cette décision a été prise personnellement par le prince Mohammad Ben Salmane.
Des personnalités indépendantes interrogées par Magazine se demandent si la véritable décision de l’Arabie saoudite n’est pas de se retirer définitivement de la scène libanaise. Un article publié par al-Hayat, il y a quelques semaines, prônait d’ailleurs une telle démarche. S’adressant à Saad Hariri, le journaliste l’exhortait à retirer ses ministres du gouvernement et ses députés du Parlement, «car les institutions libanaises ne servent plus qu’à assurer une couverture au Hezbollah». L’article prodigue les mêmes conseils à l’Arabie saoudite estimant que, dans la conjoncture actuelle, «c’est le Hezbollah qui décide de tout au Liban, tout en n’étant pas sur le devant de la scène».
Il est fort probable que l’Arabie saoudite a décidé de suivre ce conseil, à moins qu’elle n’en soit elle-même la vraie instigatrice. Cependant, elle ne semble pas avoir informé ses alliés libanais de ses véritables intentions. Le Courant du futur, et le 14 mars plus généralement, semblent perdus. Ils ne comprennent pas ce que veut réellement Riyad. Personne d’ailleurs ne le comprend. Il est, en effet, étonnant que le royaume ait attendu le retour au Liban de Saad Hariri pour prendre de telles décisions, qui embarrassent le leader du Courant du futur, déjà en proie à des difficultés internes. Les hésitations du Moustaqbal concernant le sort du gouvernement Salam prouvent que les décisions saoudiennes ne s’inscrivent pas dans le cadre d’un plan politique ayant des objectifs clairs et précis. D’ailleurs, en dépit de la vaste mobilisation politique en faveur de l’Arabie saoudite et du «communiqué de rattrapage» publié par le gouvernement, Riyad a poursuivi sur sa lancée, interdisant à ses ressortissants de se rendre au Liban. De plus, aucun rendez-vous n’a encore été fixé au Premier ministre, Tammam Salam, qui projette d’entamer une tournée arabe en Arabie saoudite.
Les plus inquiets sont, bien entendu, ces centaines de milliers de Libanais qui travaillent en Arabie saoudite. Ils ont l’impression, plus que jamais, que leur sort et celui de leurs familles sont rattachés à une déclaration mal placée ou à une décision arbitraire.

 

Le Liban et le Golfe
Quelque 400 000 Libanais travaillent en Arabie saoudite, 80 000 au Koweït et autant aux Emirats arabes unis. Ces Libanais transfèrent au Liban, tous les ans, 4,7 milliards de dollars, soit 55% du total des transferts des expatriés, qui atteignent 8,7 milliards par an.
Les dépôts des pays du Golfe auprès de la Banque du Liban (BDL) s’élèvent à 860 millions de dollars, dont 250 à 300 millions proviennent d’Arabie saoudite. Ces montants avaient été déposés, il y a des années, pour soutenir la livre libanaise et pour redonner confiance aux investisseurs étrangers dans l’économie libanaise. Mais, aujourd’hui, ces dépôts ne représentent qu’une petite somme comparée aux 37 milliards de dollars dont dispose la BDL.
Les participations du Golfe dans le secteur bancaire libanais sont modestes et viennent surtout d’individus ou d’institutions. La banque saoudienne Al Ahli, qui a annoncé la liquidation de sa présence au Liban, ne représentait que 0,3 de la taille du secteur bancaire libanais.
Concernant les dépôts bancaires, sur les 150 milliards de dollars, seuls 25 milliards appartiennent à des non-résidants, libanais ou étrangers, dont les ressortissants du Golfe.
Entre 55% et 65% des exportations agricoles et industrielles libanaises, qui s’élèvent à 3 milliards de dollars, sont destinées aux Etats du Golfe, Arabie saoudite compris.

Cascades d’interdictions
Une source responsable du ministère saoudien des Affaires étrangères, citée par l’agence officielle SPA, a invité tous les ressortissants saoudiens à ne pas se rendre au Liban «pour leur propre sécurité» et a demandé «à tous ceux qui y résident ou qui le visitent de quitter le Liban et de n’y rester qu’en cas d’absolue nécessité». Le communiqué a, en outre, conseillé aux Saoudiens qui doivent rester dans le pays d’être «prudents et, au besoin, d’entrer en contact avec l’ambassade saoudienne à Beyrouth pour une éventuelle assistance».
Le ministère émirati des Affaires étrangères a, pour sa part, «formellement interdit» aux ressortissants émiratis de se rendre au Liban, à partir de mardi (23 février). Les EAU ont aussi décidé de réduire «au minimum le niveau de leur représentation diplomatique». Leur ambassadeur a regagné Abou Dhabi, mais a affirmé à la presse qu’il s’y rendait pour «un congé». Puis est venu le tour de Bahrein qui a annoncé, dans un communiqué, qu’il interdisait «définitivement» à ses ressortissants de venir à Beyrouth.

Paul Khalifeh

 

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