La nouvelle est tombée comme un couperet: liquidation à la librairie el-Bourj dès le lundi 7 mars, en attendant sa fermeture définitive d’ici fin avril. Magazine s’est rendu sur les lieux.
C’est un choc pour tous les amoureux du livre, de la lecture, des mots et de la culture dans son aspect le plus large. On savait que la situation du pays était catastrophique, mais l’expression concrète de cette réalité est brutale. Michel Choueiri, directeur d’el-Bourj, peine à trouver ses mots. Triste, dure, la situation est indescriptible, elle se perçoit, elle se saisit dans l’air plombé qui règne dans cet espace appelé à fermer définitivement ses portes, fin avril. Inaugurée fin 2003, el-Bourj «fera désormais partie de l’histoire du Liban». L’horizon est bouché, les feuillets affichant des prix réduits sont parsemés çà et là. Quelques clients, des habitués, se laissent aller, quelques dernières fois, à la tristesse du plaisir cette fois, de feuilleter les livres, de fixer leur choix sur tel ou tel titre. Parmi eux ce jour-là, Mgr Elias Audeh, métropolite grec-orthodoxe de Beyrouth, qui, malgré sa réticence à s’exprimer au début, est revenu sur ses pas pour assurer: «La fermeture de toute librairie est une catastrophe, car ce qui sauvera le Liban, c’est la pensée éclairée, la vaste culture et l’ouverture. La lecture justement est un apprentissage de l’ouverture et du respect de toutes les cultures. L’homme se voit petit face à la grandeur, au génie des intellectuels et penseurs». «Je me rends souvent dans les librairies, et celle-là en fait partie, poursuit-il. Quand j’ai su qu’elle allait fermer, cela m’a rendu triste. Parce que, quand l’homme se rend dans une librairie, il est serein et reposé (…). J’espère que plus aucune librairie ne fermera, que tout esprit s’ouvrira à la lecture et à la vision qu’elle apporte des autres et de leur culture».
La décision de mettre la clé sous la porte s’est imposée en janvier, après avoir «essayé de réfléchir sur des possibilités de non-fermeture», explique Michel Choueiri, y compris la délocalisation, mais toujours dans la capitale, puisque «notre identité ne nous permet de vivre qu’à Beyrouth». En dehors du centre-ville, la possibilité de s’installer à Achrafié ou à Hamra n’aurait abouti qu’à priver les quelques libraires de ces régions d’un léger pourcentage de leurs chiffres d’affaires, sans permettre à el-Bourj de survivre. «Plus personne n’est gagnant!». Le directeur d’el-Bourj pointe du doigt la situation dramatique du pays; tous les secteurs sont atteints depuis 2015, et l’année 2016 s’annonce encore plus catastrophique. «Nous serions plus atteints, car nous sommes au centre-ville. Nous dépendons de la classe moyenne qui, soit a émigré, soit peine à s’en sortir. C’est sûr que la culture est plus touchée; quand le pouvoir d’achat diminue, on coupe sur les livres, avant de couper sur la nourriture».
Entre une explication et une autre, Choueiri répond aux questions des visiteurs qui cherchent tel ou tel titre. Venue le soutenir, Nadine Makdessi exprime sa tristesse et sa colère. «Qu’on ferme des boutiques, c’est déjà triste, mais qu’on ferme des librairies, des espaces comme celui-là où on peut se réunir, échanger ses avis sur les livres, partager les mots… c’est comme un théâtre qui ferme, comme tout lieu de création et de culture. On se noie dans ses poubelles et on ferme des librairies, c’est le gouffre. Je ne vais pas dire adieu, mais un au revoir. Comme dirait La Fontaine, on peut plier mais non rompre».
Au 2e étage, les bandes dessinées et les livres jeunesse semblent brandir des couleurs flamboyantes soudain ternes. Pour Nadim Tarazi qui accompagne Michel Choueiri dans toutes ses difficultés au cœur de la librairie, c’est un nouveau coup de massue qu’il vit par procuration, faisant surgir à sa mémoire la fermeture, il y a une quinzaine d’années, de sa propre librairie, la librairie Tarazi, rue Monnot. «Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise? On se dit qu’on va reprendre, faire quelque chose. On ne sait pas quoi, car la situation devient de plus en plus intenable, à tous les niveaux». Un tel serrement de cœur qui l’empêche de continuer sa phrase avant de pouvoir se reprendre. «Ce n’est pas une question de mental ou de volonté, c’est une question de condition pratique, matérielle. Comme disait Michel, s’il y avait une possibilité d’entrevoir dans un futur proche une éclaircie, on tiendrait le coup, mais là on ne voit rien; c’est dépenser du temps, de l’énergie, de l’argent pour couler encore plus. Ce n’est pas la librairie qui coule, c’est tout le contexte».
Nayla Rached