Magazine Le Mensuel

Nº 3048 du vendredi 8 avril 2016

Editorial

Le monstre levantin

«L’homme est un loup pour l’homme»
Thomas Hobbes

En plus des morts, des destructions et des souffrances qu’elles provoquent, les guerres ont des conséquences encore plus pernicieuses, du fait qu’elles engendrent une faillite morale qui peut conduire à la déchéance absolue. L’homme néglige, oublie ou abandonne la compassion, la solidarité, la fraternité, la justice, la sagesse, autant de valeurs qui le différencient du monde animal. Mus par la cupidité et l’égoïsme, certains se transforment en vautours, en tortionnaires ou carrément en assassins. Ils profitent de la souffrance des plus exposés, exploitent la détresse des plus démunis, pour réaliser des gains matériels rapides. Ils piétinent les plus faibles pour grimper un échelon, écrasent les moins protégés pour voler quelques miettes.  
La faim, la santé, la sécurité, les sentiments, les rêves, on les retrouve partout où il est possible de faire quelques sous. Ils stockent les denrées alimentaires pour faire monter les prix, vendent de la nourriture avariée aux affamés, se livrent au trafic de carburant et de médicaments, fournissent de faux visas contre une fortune. Voraces, assoiffés d’argent, ils passeront rapidement à une étape de bestialité supérieure. Ils deviendront kidnappeurs, trafiquants d’organes humains, passeurs d’immigrés clandestins, tortionnaires, cannibales…
Proxénètes, ils enlèveront des jeunes filles en route pour l’université ou en visite chez une amie, ils les séquestreront et les obligeront à se prostituer. Si elles sont vierges, ils les défloreront à l’aide d’une bouteille en verre ou d’un manche en bois. Si elles résistent, ils les battront sauvagement, les affameront, écraseront des mégots brûlants sur l’intimité de leurs corps. Si elles tombent enceintes, elles seront avortées, et le fœtus jeté aux chiens. Si elles osent se plaindre, elles seront mutilées.
Ce sont des tueurs d’espoir.
Cela se passe chez nous, entre deux stations balnéaires «in», sans que l’on s’en rende compte, ou en faisant semblant de ne rien savoir. Sait-on quelles autres monstruosités se cachent dans les ruelles obscures de nos quartiers?
La faillite morale ne touche pas seulement ceux qui commettent ces crimes, mais aussi ceux qui restent indifférents ou insensibles devant tant de souffrances. Ces brutes qui font des blagues sur la détresse des autres ou qui y trouvent des sujets de commérage dans un salon mondain. Du moment que cela n’arrive qu’aux autres, il ne faut pas s’en émouvoir, s’amusent-ils. Mais le jour où ils seront eux-mêmes frappés, trouveront-ils une épaule pour se reposer ou une oreille pour les écouter?
Nous sommes en plein dans le chaos primitif, Le Léviathan, ce monstre de la mythologie phénicienne que Thomas Hobbes a si bien décrit.
Nos ancêtres levantins savaient-ils que la limite entre l’humanité et la bestialité n’est qu’un fil ténu, que beaucoup n’hésiteront pas à franchir, parfois allègrement, à la première épreuve?
Cependant, en offrant tant de contributions à la civilisation universelle, les Phéniciens voulaient-ils prouver que notre face humaine peut, malgré tout, dominer nos pulsions animales? Nous devons y croire, sinon, la seule perspective qui s’offre à nous est la guerre, interminable, de tous contre tous.

Paul Khalifeh

     

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