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Nº 3054 du vendredi 20 mai 2016

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Aoun l’emporte d’une courte tête. Relents présidentiels aux municipales de Jounié

Des élections municipales du Mont-Liban, on retiendra surtout la bataille épique de Jounié entre deux listes rivales, qui résument la véritable situation des chrétiens du Liban. Toutes les armes ont été utilisées dans cette bataille, qui avait des relents précis de campagne présidentielle, au point que le général Michel Aoun a été obligé de se rendre lui-même sur place pour mobiliser ses partisans. Au final, Jounié a été loyale avec le «général», mais la bataille a ouvert des blessures qui ne se fermeront pas facilement.

Tout au long de la longue journée électorale de dimanche dernier, la tension était à son comble à Jounié dont le scrutin municipal a été qualifié de «mère des batailles». Dans cette ville, considérée la «capitale des maronites» et le joyau du littoral libanais, la campagne électorale a commencé tôt et il est clair, depuis le début, que le regroupement des «familles» ou des leaders traditionnels du Kesrouan voulait donner une bonne leçon au général Aoun et au CPL. Il s’agissait, en particulier, de Farid Haykal el-Khazen et de Neemat Frem, fils de l’ancien ministre Georges Frem, qui a visiblement décidé de ne plus rester en retrait de la politique, mais d’être désormais aux premières lignes de front. Il s’agissait aussi de Mansour el-Bone, dont la famille est traditionnellement très influente au Kesrouan. Pourquoi ce soudain souci des forces traditionnelles et familiales du Kesrouan de s’opposer au général Michel Aoun et de lui donner une leçon électorale? Les observateurs estiment que cette détermination, sans précédent, de la coalition des forces traditionnelles, surtout concernant un scrutin municipal, serait due à l’approche des élections législatives. Selon des rumeurs politiques de plus en plus précises, le général Michel Aoun souhaiterait ne pas se présenter aux législatives et laisser sa place au général Chamel Roukoz. Ce dernier jouit d’une large popularité chez les Libanais, et en particulier chez les jeunes, et constitue par conséquent une véritable menace pour les forces politiques traditionnelles du Kesrouan, qui préfèreraient ne pas avoir à l’affronter en tant que chef de liste des candidats aounistes au Kesrouan. Cette raison serait donc suffisante pour justifier la férocité de la bataille de Jounié.
 

Chamel Roukoz s’implique
D’ailleurs, pour confirmer cette crainte, le général Roukoz serait intervenu directement dans la bataille au niveau de la formation de la liste de Juan Hobeiche et de la mobilisation populaire à Jounié, renforçant les appréhensions de la classe politique traditionnelle, qui s’est liguée contre lui et contre ce qu’il représente comme changement possible au Kesrouan.
L’axe de la bataille étant devenu précis, chaque camp a mené contre l’autre une guerre sans merci dans laquelle tous les coups étaient permis, ouvertement. Du jamais vu pour un scrutin municipal à Jounié. Le plus étonnant et qui a marqué les esprits a été la position ambiguë des Forces libanaises (FL), qui ont longtemps hésité avant de décider officiellement, à la dernière minute, de laisser la liberté de choix aux électeurs. Officieusement, et selon de nombreux observateurs, les Forces libanaises appuyaient la liste de Fouad Boueiri, rivale de celle de Juan Hobeiche, sur laquelle elles avaient près de 5 candidats sur 18, dont un cadre important, Fady Fayad, d’ailleurs l’un des quatre candidats élus de la liste Boueiri. La position des Forces libanaises était d’autant plus surprenante que la guerre était totale entre les deux listes et qu’en raison de l’accord de Maarab entre les FL et le CPL, elles auraient dû appuyer leur nouvel allié dans la bataille existentielle menée contre lui. De plus, l’appui de Farid el-Khazen, allié déclaré du chef du courant des Marada, à la liste Boueiri, ainsi que la candidature de Silvio Chiha, futur beau-frère de Tony Sleiman Frangié, auraient dû pousser les Forces libanaises à appuyer la liste rivale en raison de leur opposition affichée à Sleiman Frangié. Malgré cela, le parti de Samir Geagea a maintenu le suspense jusqu’au bout, avant d’affirmer vouloir laisser la liberté aux électeurs. Ce qui, en d’autres termes, signifie un appui discret à la liste Boueiri qui comporte le plus grand nombre de candidats FL ou pro-FL. La position des Forces libanaises est d’autant plus étrange qu’en appuyant discrètement la liste de Fouad Boueiri, elles deviennent l’allié objectif de Sleiman Frangié qui, on l’a vu, appuie la liste Boueiri par le biais de Farid Haykal el-Khazen et par la présence de Silvio Chiha. C’est d’ailleurs le soutien direct de Frangié à la liste Boueiri qui a donné à la bataille de Jounié une dimension présidentielle, relevée dans tous les médias. C’est comme si, quelque part, il s’agissait de défaire le général Aoun pour pouvoir dire que s’il ne peut pas remporter la bataille municipale à Jounié, comment peut-il encore prétendre être le leader chrétien le plus populaire de sa communauté? Si l’on suit cette logique, on ne comprend plus pourquoi les FL ont appuyé la liste qui risque de défaire leur candidat à la présidence de la République, Michel Aoun? C’est d’ailleurs pour toutes ces considérations politiques que la bataille municipale à Jounié a revêtu une telle importance et obtenu une telle couverture médiatique.

 

Mobilisation maximale
Le décor politique installé, il a fallu faire des pointages et chercher à obtenir une mobilisation maximale des électeurs. Selon les estimations quasi officielles, le taux de participation global au Kesrouan a été de 62,8% avec près de 58% à Jounié. Autrement dit, 9 450 suffrages kesrouanais ont été déposés dans les urnes. Un record pour cette ville habituellement peu impliquée politiquement. Ce taux de participation élevé montre que la campagne de mobilisation des électeurs des deux côtés a été un succès. Il montre aussi que lorsque les chrétiens sont directement concernés, et lorsqu’ils pensent que leur voix a une importance sur le cours du scrutin, ils ne sont pas avares de leur participation. Au contraire, ils s’investissent réellement dans l’opération de vote. Cette constatation s’est  confirmée dans la plupart des localités du Mont-Liban, même là où il n’y avait pas vraiment de bataille comme à Jbeil. Ce taux de participation élevé dément les conclusions faites après le scrutin à Beyrouth et dans lesquelles il était dit que les chrétiens sont désintéressés de la chose publique et ne veulent plus participer à l’Etat, à son fonctionnement et à ses institutions. Dans la plupart des localités du Mont-Liban, les chrétiens sont venus voter avec des chiffres satisfaisants, montrant que lorsqu’ils sentent qu’ils peuvent changer le cours des choses et lorsqu’ils ne sont pas minoritaires, ils veulent participer aux élections. Cette conclusion devrait être retenue pour les prochaines négociations pour l’adoption d’une nouvelle loi électorale…
Mais en attendant, à Jounié, la bataille municipale a donc montré une grande mobilisation populaire, alors que les deux camps ont échangé des accusations sur l’utilisation de l’argent politique pour influer sur le cours du scrutin. Les partisans du CPL ont même accusé un homme d’affaires libanais proche de Sleiman Frangié, Gilbert Chaghouri, de verser des sommes importantes pour obtenir un vote en faveur de la liste Boueiri, alors que les membres de cette liste ont accusé, à leur tour, le chef de la liste adverse, Juan Hobeiche, d’acheter massivement des voix. Ce dernier avait déclaré, dans un entretien télévisé, que les deux camps paient pour acheter des voix, reconnaissant qu’il l’a fait pour neutraliser les voix des naturalisés à Jounié. Cette déclaration a été utilisée contre lui par ses adversaires, mais la réalité est probablement que les deux camps ont utilisé ce procédé pour convaincre «les électeurs hésitants».
Le suspense a duré jusqu’au bout et ce n’est que vers 3h du matin, dans la nuit de dimanche à lundi, que les résultats ont commencé à se clarifier: la liste de Juan Hobeiche a remporté la victoire avec toutefois quatre sièges pour la liste de Fouad Boueiri. Normalement, Hobeiche devrait être le nouveau président de la municipalité de Jounié, mais il semble que la liste adverse souhaiterait présenter un recours en invalidation contre ces élections, estimant que certaines voix ne doivent pas être comptées parce qu’elles auraient été achetées, sachant que Hobeiche et ses colistiers l’ont emporté à une centaine de voix de différence. Les prochains jours diront si cette tendance se confirme. Mais si Boueiri et ses trois compagnons, Fadi Fayad, Silvio Chiha et Rodrigue Fenianos, décident de ne pas contester le scrutin et de ne pas démissionner, le conseil municipal risque d’avoir des réunions animées…

 

Joëlle Seif

Le cœur du «pays maronite»
A défaut de faire des présidents, Jounié est le cœur «du pays maronite» et c’est elle qui consacre les leaders chrétiens. C’est pourquoi tous se battent pour avoir une grande popularité dans cette ville et les villages avoisinants. Traditionnellement, le leader du Kesrouan est en effet considéré comme le leader chrétien, surtout que c’est aussi dans cette région que se trouve le siège du patriarcat maronite à Bkerké. Depuis son retour en 2005 après 14 ans d’exil, le général Michel Aoun a été confirmé en leader incontesté du Kesrouan raflant, en 2005 et 2009, les 5 sièges maronites de cette circonscription. Mais il est clair que d’autres parties maronites souhaitent conquérir une base populaire dans cette région. C’est là que se trouve la véritable explication de la «mère de toutes les batailles» à Jounié.

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