Personne ne l’avait vu venir. Et pourtant, les Tripolitains ont dit leur mot. Face à l’alliance des milliardaires, le ministre démissionnaire Achraf Rifi est le grand vainqueur des élections de Tripoli. Il rafle 16 des 24 sièges du conseil municipal de la ville. Du jour au lendemain, cette victoire le consacre pôle sunnite incontournable, ainsi que le zaïm incontestable du chef-lieu du Liban-Nord.
On ne s’y attendait pas. La surprise est venue du Nord. Les statistiques le disaient fini, achevé. Selon les pronostics, l’alliance des milliardaires Saad Hariri, Najib Mikati et Mohammad Safadi sonnait le glas d’Achraf Rifi dans sa ville natale, Tripoli. Plus qu’une bataille municipale, c’est une lutte pour sa survie que menait le ministre démissionnaire. La question qui se pose aujourd’hui est la suivante: comment un ministre démissionnaire, ancien directeur général des Forces de sécurité intérieure (FSI) peut, non seulement tenir tête, mais l’emporter face à une alliance groupant trois milliardaires qui représentent une fortune estimée à plus de huit milliards de dollars, dont deux anciens Premiers ministres, des anciens ministres, des députés et les plus grands notables de la ville?
Ce qui a changé à Tripoli
La victoire enregistrée par Achraf Rifi a également représenté une surprise pour lui. Tout ce à quoi s’attendait le ministre démissionnaire était d’enregistrer un bon score, juste de quoi lui sauver la face ou tout au plus de percer avec quelques membres. Mais comment en est-il arrivé là? L’ironie du sort est que la victoire de Rifi s’est faite aux dépens des deux personnes qui l’ont le plus propulsé dans sa carrière. Avant la nomination de Tammam Salam, Hariri avait tenté l’impossible pour nommer Rifi Premier ministre. Il était également intervenu pour sa nomination en tant que ministre de la Justice. A son tour, Mikati avait présenté sa démission de la présidence du Conseil lorsque le 8 mars avait refusé le maintien de Rifi à la tête des FSI.
Le séisme provoqué par la victoire d’Achraf Rifi ouvre grand la porte à de nombreuses interrogations. Qu’est-ce qui a changé dans l’humeur de la rue sunnite à Tripoli? Au discours modéré de Hariri et Mikati, a-t-elle opté pour le ton dur et la fermeté, pour ne pas dire l’extrémisme, d’Achraf Rifi? S’est-elle sentie agressée par l’union des contraires qui, sans vouloir prendre son avis, lui a imposé leur liste? Les Tripolitains ont-ils mal accueilli l’alliance Najib Mikati et Saad Hariri? Un Saad Hariri qui, il n’y a pas longtemps encore, accusait Mikati de «traître aux sunnites»? Ont-ils voulu donner une leçon aux politiques qui concluent des accords et les imposent à la base, sans la consulter? Etait-ce un vote sanction? Les supporters de Najib Mikati n’ont pas caché qu’ils refusaient une alliance avec Saad Hariri et qu’ils préféraient mener seuls la bataille.
Hariri, responsable
Interrogé par Magazine, le journaliste Ibrahim Awad, originaire de Tripoli et responsable du site d’information Al Intishar, confie: «Avant les élections, j’avais déjà prévu que les Tripolitains feront eux-mêmes leur propre liste que j’ai baptisée la liste mixte. Pratiquement, cela veut dire que l’humeur tripolitaine n’est pas emballée par les alliances. Jadis, ce genre d’accord produisait des conseils municipaux ratés et les Tripolitains ne veulent pas répéter la même expérience».
Le journaliste indique également que la base populaire de Najib Mikati ne voulait pas d’une alliance avec Saad Hariri, en raison de son attitude au moment de la nomination de Mikati Premier ministre et de la guerre qu’il a menée contre lui par la suite. «Les partisans de Mikati voulaient qu’il mène la bataille seul sans l’appui de Hariri et du Courant du futur. N’étant pas un personnage de confrontation et dans son désir d’unifier la communauté sunnite, il a accepté de s’entendre avec Hariri». Cette attitude conciliante de la part de Mikati a suscité beaucoup d’interrogations chez les Tripolitains. Comment allaient-ils collaborer avec celui qui avait totalement paralysé l’action de Mikati à la tête du gouvernement?
Sur un autre plan, selon notre interlocuteur, la base du Courant du futur enregistre un net recul en raison de la politique instable de son chef, d’une part, et de l’état de ses finances, d’autre part. «Hariri attaque constamment le Hezbollah et, en même temps, il engage un dialogue avec lui à Aïn el-Tiné. Il s’assied avec lui autour de la même table au gouvernement, alors qu’il lui fait la guerre dans les médias. Tout cela a provoqué une attitude de rejet chez la base». De plus, dans le litige qui oppose Hariri à Rifi, les Tripolitains se sont solidarisés avec ce dernier. «Ils estiment que Hariri est le père du Courant du futur. Si l’un des piliers – qu’est Achraf Rifi – de ce courant se trompe, c’est à lui de le ramener dans le bon chemin au lieu de le punir et de l’écarter. Que l’on soit avec ou contre Rifi, on peut en dire que c’est une personne stable qui ne change pas de position. Il y a un ras-le-bol chez les Tripolitains qui s’est manifesté dans les urnes». Ibrahim Awad avoue ne pas avoir été surpris par les résultats. «La surprise était dans le nombre de sièges raflés. Le premier gagnant à Tripoli est Achraf Rifi et le plus gros perdant c’est Saad Hariri et le Courant du futur. Rifi est l’expression de l’humeur tripolitaine». Selon le journaliste, il n’y a pas eu d’achat de voix. «Les Tripolitains ne sont ni à acheter ni à vendre. Ils ont simplement donné leur avis dans les urnes». Quoi qu’il en soit, au lendemain de ces élections, on pourrait dire que Tripoli s’éloigne du leadership traditionnel et qu’elle a réussi l’exploit de faire chuter «la coalition des milliardaires».
La campagne de Rifi
Pour ceux qui connaissent bien le terrain, ils affirment que, depuis la déconfiture financière de Saad Hariri, Achraf Rifi l’a remplacé. Il a récupéré la grande majorité des membres du Futur et leur rendait des visites presque quotidiennes durant la période précédant les élections. Il connaît les habitants de Bab el-Tebbané un par un, tient à chacun le langage qui lui plaît, favorisant les propos sectaires et extrémistes. Rifi leur a offert argent et protection, assurant leurs besoins financiers et médicaux, couvrant toutes leurs infractions. Le ministre démissionnaire de la Justice a même été jusqu’à protéger ceux qui ont été connus sous le nom des «chefs des axes» ou «caïds de quartier». Il semble même, selon certaines informations, que le bureau d’avocat de son épouse les défend sans aucune contrepartie financière. Selon des informations préliminaires, c’est cette catégorie qui a procédé au panachage des candidats chrétiens et alaouites, portant ainsi un coup de grâce à la coexistence et au vivre-ensemble. Ce sont les votes de Bab el-Tebbané qui auraient renversé la donne. Avant le dépouillage des votes de ce quartier pauvre et de ses environs, la liste de la coalition était donnée gagnante, mais l’arrivée à une heure tardive de ces votes a complètement renversé le résultat.
Si le but de l’alliance Hariri-Mikati était de briser Rifi, le ministre démissionnaire sort complètement renforcé de ce bras de fer. Le résultat des élections montre un net recul de la popularité de Saad Hariri à Tripoli. Il semble même que le discours extrémiste de Rifi plaît aux Tripolitains plus que le ton modéré de Saad Hariri. Le divorce entre les deux hommes a commencé avec l’adoption par Hariri de la candidature de Sleiman Frangié à la présidence de la République. Pour les Tripolitains, le discours de Rifi est plus proche d’eux et les séduit plus que les revirements constants du chef du Courant du futur. La base du courant bleu ne suit plus son chef.
Le lendemain de sa victoire, le ministre démissionnaire de la Justice tenait une conférence de presse dans laquelle il affirmait: «Achraf Rifi est toujours le même. J’ai les pieds sur terre et la tête sur les épaules». Il a tendu la main à tout le monde et a déclaré que Tripoli reste la ville de la coexistence.
Au-delà du bilan, de qui perd et qui gagne, le résultat des élections de Tripoli s’achève sur l’absence des chrétiens et des alaouites du paysage municipal. La première conséquence du nouveau climat qui règne à Tripoli, c’est l’absence de toute coloration confessionnelle. C’est ce qui a poussé le député grec-orthodoxe de la ville, Robert Fadel, à présenter sa démission de la Chambre, une démission que le président Nabih Berry a annoncé, d’ores et déjà, avoir refusée. Dans sa lettre de démission, Robert Fadel a indiqué qu’il ne pouvait pas être député aux dépens d’un peuple misérable: «Et c’est parce que mon mandat populaire est fondé sur la préservation des équilibres entre les différentes composantes du pays, parce que mon mandat parlementaire a été corrompu du fait des auto-prolongations successives, que je présente ma démission». Le député de Tripoli a relevé que sa démission n’a pas seulement pour cause les élections municipales, mais elle est aussi le résultat de frustrations et déceptions cumulées.
Des inconnus parachutés
Beaucoup d’interprétations ont été avancées pour expliquer l’attitude tripolitaine. On relève notamment que la composition des listes ne respectait pas la volonté des Tripolitains. Les noms de parfaits inconnus ont été parachutés sans tenir compte de ce qu’ils représentent ou des souhaits des habitants. Les quartiers pauvres de la ville, notamment Bab el-Tebbané, ont totalement été négligés et n’ont pas été représentés dans la liste. Les machines électorales, mal organisées, comptaient les unes sur les autres. La seule machine totalement efficace était celle de Rifi, qui s’est caractérisée par un fort dynamisme sur le terrain.
Après leur défaite cuisante, Najib Mikati et Saad Hariri ont publiquement déclaré respecter la volonté des Tripolitains. Mais les regards convergent aujourd’hui vers Hariri, le plus grand perdant. Quelle sera son attitude envers Achraf Rifi? Va-t-il tenter de le ramener dans le giron «bleu» ou poursuivre une confrontation ouverte avec lui, se faisant un rival politique de plus sur la scène sunnite? Pour le moment, l’ancien président du Conseil a préféré se rendre au Koweït, en attendant que les remous occasionnés par le séisme de Tripoli se calment.
Joëlle Seif
Elections au Nord en bref
La victoire éclatante d’Achraf Rifi a quelque peu occulté le résultat des élections dans d’autres régions du Nord. A Denniyé, la liste parrainée par le député Ahmad Fatfat a perdu. A Becharré, les Forces libanaises n’ont recueilli que 60% des votes, 40% des citoyens ayant voté contre les FL. Dans le caza de Batroun, le Courant patriotique libre a marqué sa suprématie, quoiqu’il ait perdu à Tannourine face au ministre Boutros Harb, qui a confirmé son leadership dans son village natal. Mais le CPL a quand même réussi à obtenir 40% des voix de Tannourine. L’alliance entre le CPL et les FL a fait ses preuves dans le Batroun où elle a raflé presque la totalité des municipalités.
Un tableau par les chiffres
Les chiffres montrent que les deux premiers élus à Tripoli, Khaled Tadmouri et Riad Yamak, ont obtenu respectivement 19 144 et 18 360 voix. Les deux derniers élus au conseil municipal, Abdel-Hamid Karimé et Bassem Bakhache, ont obtenu respectivement 15 941 et 15 914 voix. Le premier des perdants, Ahmad Abdallah, a enregistré 15 889 voix et le dernier, Mounir Adhami, n’a obtenu que deux voix. La liste de l’ancien député Misbah Ahdab n’a réussi à recueillir que 4 979 voix.