Lundi 27 juin, le village chrétien de Qaa, limitrophe à la Syrie, dans le nord-est du Liban, a été la cible de deux vagues d’attentats suicide, sans précédent dans l’histoire du Liban. Huit kamikazes et cinq civils ont trouvé la mort lors de ces attaques imputées à l’Etat islamique. Le Liban semble entrer dans une nouvelle phase dans la guerre contre le terrorisme.
De nombreux journalistes sont massés à quelques mètres de la place centrale, où s’élèvent vers le ciel les clochers de l’église Mar Elias. Un ruban les sépare des corps déchiquetés des kamikazes. Il est 2h de l’après-midi et on est loin d’imaginer que neuf heures plus tard, une nouvelle vague d’attaques suicide viserait ce même endroit.
Selon l’enregistrement du témoignage de Chadi Mkalled, l’une des victimes qui aurait donné l’alerte, recueilli par l’Armée libanaise et visionné par Magazine, l’attention de la famille Mkalled a été attirée dès l’aube par un bruit fortuit. Unique famille musulmane du village, les Mkalled prenaient le petit-déjeuner (shour) à l’aube, avant la nouvelle journée de jeûne. Leur fils, Chadi, sort se dégourdir les jambes dans le jardin et se retrouve nez à nez avec quatre hommes hirsutes, portant des shorts, des pulls d’hiver et des sandales. Interrogés par le jeune homme, les curieux visiteurs prétendent appartenir aux services de renseignements de l’armée. Les prenant pour des voleurs, Chadi tire sur les intrus à l’aide d’un fusil de chasse, c’est alors que le premier terroriste lui lance une grenade à la figure avant de se faire exploser. Un autre hurle: «Appelle l’armée, vas-y, appelle-la».
«Les habitants et les soldats de l’armée qui se trouvaient à moins d’une centaine de mètres de là accourent, réveillés par la première déflagration», explique le mokhtar Chaouki Toom. Des affrontements avec les trois autres kamikazes s’ensuivent et ces derniers se font exploser à dix minutes d’intervalle. «Un secouriste (Boulos Ahmar), qui tentait de venir en aide à un homme blessé, a été tué après l’explosion déclenchée par le deuxième terroriste», ajoute le mokhtar Chaouki Toom.
La cible: le bus de l’armée?
«Qaa était bien la cible des attentats. Nous ne disposons d’aucune information pour le moment concernant la nationalité des agresseurs», ajoute le président du Conseil municipal, Bachir Matar. Des habitants assurent, pour leur part, que les kamikazes attendaient sans doute la levée du jour pour se faire exploser à proximité de l’arrêt du bus de l’armée qui vient récupérer, tous les matins à la même heure, les conscrits du village».
Quelques heures plus tard, vers 22h, la vague meurtrière d’attentats reprend. Quatre autres kamikazes prennent pour cible la place centrale de la ville, un avant-poste de l’Armée libanaise et un autre des services de renseignements. Six personnes sont blessées et l’une d’entre elles est dans un état critique, selon Toom.
Selon des sources informées, les ceintures d’explosifs des kamikazes pesaient deux kilos chacune et contenaient des clous et des billes métalliques, ce qui explique les lacérations observées sur les victimes.
Ces deux vagues d’attentats dessinent les nouvelles orientations de la scène jihadiste au Liban. En effet, les mouvances radicales syriennes, notamment l’Etat islamique (EI ou Daech) semblent vouloir réimposer leur diktat au Liban, en ébranlant le dispositif sécuritaire établi depuis 2015. En effet, en 2014, il y a eu douze attentats terroristes, en 2015 le chiffre tombe à six, en 2016 à deux. C’est sans doute pour cette raison que Qaa a été choisie. La ville revêt une importance stratégique, car elle sert de passerelle entre la Syrie et le Liban, se prolongeant vers la frontière dans les Macharih al-Qaa, une région agricole, utilisée comme point de passage par les contrebandiers et les rebelles, notamment depuis la guerre syrienne en 2011. Dès le début du conflit en Syrie, le flanc montagneux du village est secoué par des affrontements et des bombardements opposant les groupes rebelles et plus récemment, extrémistes, à l’Armée libanaise.
En août 2014, l’Armée libanaise était entrée en confrontation avec le groupe Etat islamique et le Front al-Nosra, dans la ville frontalière de Ersal, située à quelques kilomètres de Qaa. Lors des combats, l’EI et al-Nosra enlèvent trente soldats et policiers libanais, dont vingt et un ont été libérés après un an et demi de négociations. Les frontières sont aujourd’hui fermées, d’un côté, par l’armée syrienne, de l’autre par l’Armée libanaise à travers la zone montagneuse de Jurd al-Qaa, Jurd
Ras-Baalbeck jusqu’à la ville de Ersal. Mais au-delà de la chaîne montagneuse, les organisations terroristes circulent en toute liberté.
Des kamikazes de Syrie
«Nous n’avons pas encore identifié le groupe responsable des attentats, mais nous pensons que c’est sans doute l’EI», commente un officier des Renseignements libanais, qui a requis l’anonymat.
«Cependant, nous croyons que les kamikazes sont venus de Syrie et non des camps de réfugiés situés dans la zone frontalière de Macharih al-Qaa, qui est sous étroite surveillance», ajoute la source sécuritaire, qui a révélé que l’Armée libanaise a procédé au démantèlement de plusieurs cellules locales opérant dans la zone.
Une source du ministère de l’Intérieur et des Municipalités, interrogée mercredi par Magazine, affirme que la plupart des kamikazes de Qaa sont venus de Raqqa, la capitale autoproclamée de Daech.
«Qaa n’était certainement pas la cible initiale», précise un officier de l’armée. «Le nombre de kamikazes et leur niveau de formation nous font croire qu’ils devaient participer à une opération de plus grande envergure. Les kamikazes attendaient, sans doute, un passeur qui devait les sortir clandestinement de Qaa et leur fournir de fausses cartes d’identité, leur permettant d’atteindre une autre destination, comme les villes de Baalbeck ou Hermel (deux bastions du Hezbollah) ou même Beyrouth», remarque-t-il. Un avis également partagé par un officier de l’unité antiterroriste, s’exprimant sous couvert d’anonymat, qui explique que la deuxième cellule responsable des attaques nocturnes s’est sans doute retrouvée encerclée dans la ville de Qaa, et c’est la raison pour laquelle les kamikazes, acculés, ont fini par actionner leurs ceintures explosives.
Une heureuse coïncidence semble avoir contrarié les plans des terroristes qui, tout en ayant provoqué des pertes importantes dans le village de Qaa, ont vu leur plan initial avorté, étant donné que des attentats visant des villes plus peuplées auraient causé de véritables hécatombes à travers le Liban.
Bien qu’affaibli, et si son implication dans les attentats est confirmée, l’EI tente toujours d’infliger au Liban un mois du Ramadan sanglant. Une autre question s’impose depuis l’attentat ayant visé l’Aéroport international d’Istanbul, le lendemain des incidents de Qaa: après ses défaites successives en Irak (Fallouja) et en Syrie (Manbij), et pour remonter le moral de ses troupes, Daech aurait-il planifié des attaques spectaculaires et coordonnées, telles que celles de novembre 2015 qui ont frappé à deux jours d’intervalle Beyrouth puis Paris?
Attentats déjoués à Beyrouth
Selon diverses sources sécuritaires, un «important attentat» visant un centre commercial dans une région à l’est de Beyrouth et d’autres attaques contre des sites dans et autour de la capitale auraient été récemment déjoués. Mardi, des unités des services de renseignements de l’Armée libanaise ont procédé à une descente dans la région d’Achrafié, où elles ont arrêté deux suspects de nationalité syrienne dans l’immeuble Aridi. L’un d’eux était caché dans le réservoir d’eau, sur le toit.
Le ministre de l’Intérieur, Nouhad Machnouk, avait confirmé le démantèlement, récemment, de sept cellules terroristes.
Des sources sécuritaires ont également confié, à Magazine, l’arrestation, dans une localité druze proche de Beyrouth, de deux ressortissants syriens habitant le secteur depuis plus de deux ans et en possession de ceintures d’explosifs.
Aux armes citoyens!
Dans les rues de Qaa, de nombreux habitants, hommes et femmes, ont patrouillé dans les rues, armes de guerre à la main, affirmant vouloir défendre leur terre. Même le député des Forces libanaises, Antoine Zahra, a été photographié l’arme à la main avec des partisans des FL, également armés.
L’Armée libanaise a toutefois appelé les villageois à s’abstenir de tout port d’armes sans permis et à ne pas afficher ces armes publiquement. Le village, majoritairement chrétien, se trouve vulnérable depuis le début de la guerre syrienne. Comptant environ 2 500 habitants en hiver et 4 500 en été, il abrite dans sa périphérie quelque 25 000 réfugiés syriens.
Les réfugiés premiers suspects
L’Armée libanaise a ratissé, mardi et mercredi, les camps de fortune où vivent près de 25 000 réfugiés syriens près du village de Qaa où, la veille, huit attentats suicide ont eu lieu. A Baalbeck, l’armée a également mené «des opérations de ratissage dans des camps de réfugiés, interpellant 103 Syriens en situation irrégulière», selon un communiqué de l’institution militaire. Par ailleurs, la mairie de la ville de Hermel, au nord-ouest de Qaa, a imposé le couvre-feu pendant 72 heures sur les réfugiés syriens. Le Liban accueille près de deux millions de réfugiés syriens, soit le quart de sa population. Le Hezbollah a d’ailleurs déployé, mardi, ses hommes sur la route reliant la Békaa à la région de Baalbeck, procédant à une fouille des véhicules selon des sources locales.
Mona Alami, Qaa