Magazine Le Mensuel

Nº 3063 du vendredi 22 juillet 2016

general

Le carnage de Nice. Le profil intrigant du terroriste

La France a une nouvelle fois connu l’horreur avec l’attentat perpétré au soir du 14 juillet sur la promenade des Anglais à Nice et revendiqué, depuis, par l’Etat islamique. Jour après jour, le profil du terroriste, Mohamed Lahouaiej-Bouhlel, ainsi que son mode opératoire, s’affinent, mais laissent place à de nombreuses interrogations.

Quelques jours après le terrible carnage perpétré par Mohamed Lahouaiej-Bouhlel sur la promenade des Anglais à Nice, le soir du 14 juillet, fête nationale française, l’avenue semble avoir repris une apparence presque normale. Rouverte au public lundi, la célèbre avenue aux bancs et chaises bleus, d’où l’on admire la longue enfilade d’hôtels ou le fameux Palais de la Méditerranée, avec en face les couleurs somptueuses de la Grande Bleue, porte encore les stigmates d’une soirée cauchemardesque. Côté mer, sur le trottoir, des fleurs, des mots, dessins, bougies ou autres peluches ont été posés au sol, à l’endroit même où sont tombées les 84 victimes du camion conduit par Mohamed Lahouaiej-Bouhlel, ainsi que les centaines de blessés, dont 19 encore se trouvaient entre la vie et la mort, mardi matin.
Lundi, des milliers de personnes ont afflué sur la promenade des Anglais pour rendre hommage à ces victimes innocentes tombées un soir de fête. A midi, tous se sont immobilisés pour une minute de silence. Mais la colère a vite repris le dessus. Venu se joindre à l’hommage, le Premier ministre français, Manuel Valls, s’est vu huer et siffler par une partie de la foule, en colère, appelant à la «démission». L’unité nationale, constatée au lendemain des attentats de Charlie Hebdo, le 7 janvier 2015, ainsi qu’après ceux du 14 novembre 2015 à Paris, semble avoir volé en éclats. Révoltés par l’attentat immonde de Nice, une grande partie de la population demande désormais des comptes à ses gouvernants. De même, la parole «politiquement correcte» semble s’être libérée, pour laisser place à des propos parfois racistes envers la communauté musulmane. Une communauté pourtant très endeuillée aussi, puisque plus d’un tiers des victimes de Nice sont de confession musulmane. Ce qui n’a pas empêché des altercations vives, lundi, entre les Niçois réunis là. Des habitantes de la ville, voilées, ont été prises à partie par quelques Niçois, alors qu’elles étaient venues se recueillir. Depuis dimanche, on a aussi vu des personnes crachant sur le bitume à l’endroit où Mohamed Bouhlel a été abattu. Cailloux, mouchoirs sales et mégots jetés là accueillent aussi les insultes et les crachats, en guise de défouloir populaire.
Depuis ce sinistre soir du 14 juillet, l’ambiance s’est tendue. Les Français sont aussi ulcérés par le manque d’efficacité des mesures prises par le gouvernement, alors que François Hollande a saisi l’occasion pour prolonger l’état d’urgence dans le pays. A droite, les politiques n’auront pas attendu le temps du deuil pour tancer le pouvoir en place et exiger des mesures fermes. Parmi les questions qui reviennent en boucle, celle de l’efficacité de l’état d’urgence. Beaucoup, dont le président de la région Provence-Alpes-Côte d’Azur et député, Christian Estrosi, s’interrogent pour comprendre comment un camion de 19 tonnes a pu pénétrer sur la Promenade un soir de 14 juillet, sans être inquiété.
Au lendemain du massacre, députés et chefs de partis se sont succédé dans les médias pour dénoncer un carnage qui aurait peut-être pu, selon eux, ne pas avoir lieu.
Pourtant, les premiers éléments de l’enquête menée par le parquet antiterroriste de Paris ne permettent pas d’avancer de telles hypothèses. Le massacre aurait-il pu être évité? Rien n’est moins sûr.
Le profil du tueur, d’abord, laisse perplexe. Abattu par les forces de police après avoir parcouru près de 2 km au volant d’un camion frigorifique de 19 tonnes, Mohamed Lahouaiej-Bouhlel, un Tunisien de 31 ans, détenteur d’un titre de séjour, était connu des services de police, mais pas pour des faits relevant du terrorisme. Domicilié à l’est de Nice, chauffeur-livreur de profession, l’homme est décrit comme «solitaire» et «silencieux» par ses voisins. Il n’avait pas l’apparence d’une personne religieuse, ne pratiquait apparemment pas. Divorcé et père de trois enfants, Lahouaiej-Bouhlel avait été condamné à la prison avec sursis pour une affaire de violence lors d’un contentieux routier. Auparavant, il avait eu maille à partir avec la justice pour menaces, violences, vols et dégradations entre 2010 et 2016. L’enquête révèlera plus tard que le tueur était connu pour des faits de violence envers sa femme. Son téléphone, retrouvé dans le camion, laisse entendre aussi qu’il menait une vie de fêtard et de séducteur, accumulant les conquêtes féminines comme masculines. Autant dire que ces premiers éléments ne cadrent pas vraiment avec une personnalité radicale religieusement. Sa famille en Tunisie parle d’une personne malade, instable, en proie à la dépression.
Pas fiché S et inconnu des services de renseignements, le profil de Lahouaiej-Bouhlel a de quoi intriguer. Son intérêt pour les thèses jihadistes n’aurait, selon l’enquête, commencé que tout récemment. Le procureur de la République de Paris, François Molins, a indiqué, lundi, que jusqu’à présent «aucun élément de l’enquête ne démontre à ce stade l’allégeance de Mohamed Lahouaiej-Bouhlel à l’Etat islamique» ni de liens avec des personnes membres de l’EI. Daech qui, rappelons-le, a fini par revendiquer l’attentat au bout de 36 heures, qualifiant le tueur de «soldat du califat».
Les premières analyses de son ordinateur révèlent qu’entre le 1er et le 13 juillet, Mohamed Lahouaiej-Bouhlel avait effectué des recherches quasi quotidiennes de sourates du Coran. Mais pas seulement. Il s’était aussi soigneusement renseigné sur les fusillades d’Orlando et de Dallas, ainsi que sur l’attaque de Magnanville, où deux policiers français avaient été tués à leur domicile. Les enquêteurs ont aussi retrouvé dans l’ordinateur des «photos en lien avec l’islam radical, en particulier des combattants arborant le drapeau de Daech», ainsi que «des couvertures du journal Charlie Hebdo, des photos de Ben Laden» et du chef jihadiste algérien Mokhtar Belmokhtar. Selon les informations du Monde, certains noms «intéressants» sont apparus parmi ses contacts. Une autre source évoque des relations communes avec Omar Diaby, une figure du jihadisme niçois proche d’al-Nosra, et non de l’EI.
En parallèle à cela, les témoignages de l’entourage de Lahouaiej-Bouhlel font état «d’un individu très éloigné des considérations religieuses, ne pratiquant pas la religion musulmane, mangeant du porc, buvant de l’alcool, consommant de la drogue et ayant une vie sexuelle débridée», a souligné le procureur Molins. «Mohamed Lahouaiej-Bouhlel ne comprenait pas pourquoi l’EI ne pouvait pas bénéficier d’un territoire», décrit encore le magistrat, citant un témoin. Huit jours avant la tuerie de Nice, «il s’était laissé pousser la barbe, expliquant (…) que la signification était religieuse». Une voisine a relevé, quant à elle, qu’il avait cessé de boire de l’alcool pendant l’Euro de football. Autant d’éléments qui accréditent, selon le procureur, une «radicalisation» soudaine qui pouvait avoir lieu «d’autant plus rapidement» quand elle concerne «des personnalités perturbées, ou (…) des individus fascinés par l’ultraviolence». Le journaliste de RFI et spécialiste du jihadisme, David Thomson, relevait d’ailleurs dans une interview qu’«être déséquilibré n’a jamais empêché d’être jihadiste». «Que cet homme commette de tels actes et ne soit pas suivi par les services de renseignements, c’est inédit. Il faudra comprendre comment cela a pu se passer. (…) Maintenant, (l’EI dit) ‘‘Restez chez vous et frappez-les chez vous’’», indiquait-il dans une interview accordée à Nice-Matin.
 

Vocations tardives
Le profil de Mohamed Lahouaiej-Bouhlel entrerait pleinement dans ce cadre. L’Etat islamique accepte en effet les vocations tardives d’individus fragiles éloignés de la religion qui chercheraient ainsi une sorte de rédemption par l’attentat suicide.
Si le basculement du tueur de Nice était donc très récent, il aurait, en tout cas, tout mis en œuvre pour perpétrer «au mieux» son dessein. Outre ses recherches sur le Net, l’enquête a mis en avant le caractère prémédité de l’attentat, notamment en matière de logistique. L’attentat a bel et bien été «pensé et préparé». Pour son crime, Lahouaiej-Bouhlel a ainsi contacté le 4 juillet une société de location de Saint-Laurent-du-Var, à une poignée de kilomètres de Nice pour louer un camion frigorifique de 19 tonnes dans la semaine du 11 juillet. Il aurait prétexté un «déménagement». Une fois en sa possession, le véhicule réapparaît deux jours plus tard, le 13 juillet. Les caméras de vidéosurveillance, dont la ville de Nice est truffée, l’enregistrent, dans le quartier Auriol. Le camion sera récupéré le 14, aux alentours de 21h34, par Lahouaiej. Au volant, il passe par le quartier Magnan, avant de s’engager en direction de la Promenade sur le front de mer. Pas freiné par le dérisoire barrage policier qui ferme la promenade, il entamera, dès lors, sa course macabre sur la foule rassemblée là.
Les enquêteurs ont aussi établi que l’homme a effectué des «repérages» et pris des «selfies» sur la Promenade des Anglais, dans les heures précédant l’attaque. Il aurait aussi effectué des recherches concernant les festivités à Nice, mais aussi sur des vidéos montrant de «terribles» ou «horribles» accidents de la circulation. A aussi été retrouvée dans son téléphone une photo d’un article de Nice-Matin faisant référence à un chauffard ayant volontairement foncé sur la terrasse d’un restaurant du port de Nice le 31 décembre.
Depuis le 14 juillet, plusieurs personnes ont été mises en garde à vue par la police française. Les enquêteurs cherchent désormais d’éventuels complices qui auraient pu aider sur le plan logistique le tueur, notamment en lui fournissant des armes. Dans le camion, toutefois, une seule arme de poing a été retrouvée, les autres étant factices, ce qui intrigue d’ailleurs les enquêteurs. «L’un des gardés à vue apparaît comme le destinataire d’un SMS envoyé par le terroriste dans les minutes précédant son passage à l’acte le 14 juillet, très précisément à 22h27, mentionnant l’acquisition de pistolets», a précisé le procureur Molins. Toutes les communications sont passées au peigne fin par les enquêteurs afin d’identifier un éventuel réseau de complicités, si réseau il y a.
Ce profil inédit d’un tueur difficile à détecter suscite, dans tous les cas, l’inquiétude croissante des forces de police comme de la population. Et présage sans doute d’autres passages à l’acte, tout aussi difficiles à arrêter.

 

Jenny Saleh

L’Allemagne touchée
Lundi soir, un réfugié afghan de 17 ans a blessé grièvement quatre passagers d’un train régional, entre Treuchtlingen et Würzburg, en Bavière. Une attaque perpétrée à la hache et au couteau par le jeune homme, qui vivait dans un foyer pour mineurs isolés. Il a été abattu par la police qui a retrouvé un drapeau de l’Etat islamique chez lui. Daech a d’ailleurs revendiqué, dès mardi matin, l’attaque, via son agence Amaq. «L’auteur de l’opération exécutée à coups de hache en Allemagne est l’un des soldats de l’Etat islamique. Il a effectué son opération en répondant aux appels incitant à frapper les pays de la coalition qui combat l’Etat islamique», affirme l’EI dans son communiqué.

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