Magazine Le Mensuel

Nº 3068 du vendredi 26 août 2016

general

Moscou, Ankara, Téhéran. Jeu de dupes en Syrie

Pour la première fois depuis le début du conflit syrien, la Russie a effectué des frappes aériennes, en faisant décoller ses bombardiers depuis l’aérodrome de Hamedan, en Iran. Presque dans le même temps, l’aviation syrienne a bombardé pour la première fois les forces kurdes, soutenues par les Américains, à Hassaké, tandis que l’armée turque lançait une offensive contre la ville syrienne de Jarablos. Nouvelle escalade, avertissement aux Etats-Unis ou répartition des rôles dans un jeu de dupes où tout le monde trompe tout le monde?
 

Ce 16 août, la surprise est venue du ciel. Pour la première fois depuis le début de l’intervention russe en Syrie, Moscou a fait décoller ses bombardiers depuis une base militaire iranienne, celle de Hamedan, dans l’ouest du pays. Des Tu-22M3 BackFire et des Sukhoï-34 FullBack sont donc partis d’Iran pour frapper Daech, ainsi que Jabhat el-Cham (ex-al-Nosra), à Alep, Deir Ezzor et Idlib, selon une annonce officielle du ministère russe de la Défense.
Cette déclaration intervient alors que la Russie, qui mène des frappes aériennes depuis septembre 2015 contre des groupes jihadistes et en soutien aux forces de Bachar el-Assad, a bombardé, la semaine dernière pour la première fois, des cibles en Syrie en faisant décoller ses bombardiers depuis l’aérodrome militaire de Hamedan. Les chasseurs Su-30 et Su-35 déployés sur la base de Hmeymim à l’ouest de la Syrie ont escorté les bombardiers au-dessus du territoire tenu par les rebelles. «Tous les avions russes sont retournés sur la base de Hamedan après avoir rempli leur mission», selon le ministre de la Défense.

 

Coopération accrue
«Les frappes ont éliminé cinq grands dépôts d’armement, de munitions, de carburant, des camps d’entraînement près de Serakab, al-Ghab, Alep et Deir Ezzor, trois centres de contrôle près des villes de Jafra et Deir Ezzor, ainsi qu’un nombre important de combattants», précise ainsi l’armée russe, via un communiqué. Une première.
Pour l’aviation russe, décoller de Hamedan comporte de nombreux avantages. D’abord, celui d’accroître la force de frappe russe sur les rebelles syriens. Jusque-là, les bombardiers russes (BackFire, Bear, Blackjack), basés en Russie, devaient survoler l’Iran et l’Irak, avec l’accord des autorités de ces deux pays, avant d’atteindre leur objectif en Syrie. Soit une distance aller-retour de 3 000 km pour certains appareils. Pour la Russie, faire décoller ses appareils de la base de Hamedan diminue considérablement la distance de chaque mission, de plus de la moitié.
700 km contre 3 000 km. Baissant ainsi le chargement en carburant de l’appareil et leur permettant aussi de transporter davantage de munitions. Une opération, en somme, tout bénéfice pour la Russie.
S’il est acquis que Téhéran et Moscou ont accru leur coopération depuis le début du conflit syrien, en vue de soutenir leur allié commun, Bachar el-Assad, ils n’avaient encore jamais tissé de liens militaires directs comme celui-ci jusqu’à présent. Si la coopération sur le plan militaire était déjà visible sur le terrain, avec une coordination des forces déployées au sol et dans les airs, celle-ci, en revanche, en a surpris plus d’un. En effet, depuis la Révolution islamique de 1979, Téhéran a toujours farouchement interdit à une quelconque force étrangère d’utiliser l’une de ses bases. La Constitution iranienne interdit de facto la présence de base militaire étrangère sur son sol.
La nouvelle, rendue officielle par le ministère de la Défense russe, a d’ailleurs fait grincer des dents au sein de la République islamique. Le 22 août, l’Iran a confirmé l’arrêt des raids russes depuis son sol, arguant que ces bombardements faisaient partie d’une «mission précise et autorisée, (qui) est maintenant terminée». Un renouvellement de l’opération n’est toutefois pas exclu, en fonction de la situation en Syrie. La veille de cette annonce, le ministre iranien de la Défense avait ouvertement critiqué Moscou et sa volonté de «se mettre en avant, sans égard pour l’Iran». En clair, l’annonce par Moscou de l’ouverture de la base aérienne n’a pas été du goût de Téhéran.

 

Le facteur kurde se complexifie
Cet accroc ne devrait toutefois pas signer l’arrêt de la coopération étroite entre les deux puissances pour la Syrie. Les deux pays poursuivent leur collaboration et pas seulement sur le théâtre syrien. L’Iran, qui cherche à regagner sa position de puissance régionale dans la région, négocie pour acheter de nouveaux chasseurs russes pour reconstituer son armée de l’air. Quant à la Russie, elle souhaite plus que jamais mettre en avant sa place de puissance mondiale, au grand dam des Etats-Unis. En s’impliquant toujours plus au Moyen-Orient, Moscou réaffirme sa position d’acteur incontournable. Avec l’objectif sous-jacent de positionner le pays comme l’égal des Etats-Unis, qui ont du mal à fédérer leurs alliés moyen-orientaux.
L’autre signe de cette détermination russe à s’imposer a été perçu indirectement, encore une fois, sur le terrain syrien. Cette fois, ce sont les forces kurdes soutenues par les Américains, à Hassaké, qui en ont fait les frais. Le 10 août dernier, l’aviation syrienne frappe, pour la première fois depuis le début du conflit syrien, les forces kurdes, poussant les Etats-Unis à intervenir pour la première fois directement contre le régime syrien. Les Américains ont dépêché des avions afin de protéger leurs forces spéciales qui officient en tant que «conseillers» des combattants kurdes en Syrie. Si des accrochages entre le régime syrien et les forces kurdes YPG se sont déjà produits par le passé, ils avaient été résolus assez vite. D’ailleurs, de fait, une coopération tacite entre les forces kurdes et l’armée syrienne avait été constatée, toutes les deux luttant contre le terrorisme. Un état de fait qui avait d’ailleurs conduit certains pays, dont la Turquie, à vouer les Kurdes aux gémonies au prétexte qu’ils collaboraient avec Assad.
Les frappes du 10 août semblent changer la donne. Et pourraient comporter plusieurs messages. L’un d’eux serait de «signifier aux Etats-Unis qu’ils ont franchi la ligne rouge en venant appuyer et conseiller les combattants kurdes en Syrie», estime Frédéric Pichon, spécialiste de la Syrie, sur France 24. Autre élément qui explique ce soudain revirement quant aux Kurdes, la relance des relations entre Damas et Ankara. La Turquie, ce n’est un secret pour personne, voit d’un très mauvais œil la constitution par les Kurdes syriens d’un territoire autonome à sa frontière, qui viendrait, en outre, alimenter les ambitions séparatistes des Kurdes de Turquie. Dans un savant exercice d’équilibriste, le Premier ministre turc, Binali Yildirim, a salué, samedi 20 août, les frappes syriennes à Hassaké. «Le régime (syrien) a compris que la structure que les Kurdes tentent de former dans le nord (de la Syrie) a commencé à devenir une menace pour la Syrie aussi», a-t-il souligné. Dans le même temps, et sans doute pas par hasard, la Turquie, qui campait depuis le début du conflit sur ses positions, concernant le départ de Bachar el-Assad du pouvoir, a lâché du lest sur l’avenir du président syrien dans la transition. Déjà il y a un mois, Yildirim avait plaidé pour une «normalisation des relations avec la Syrie». Il y a quelques jours, nouveau signal d’un réchauffement des relations, la visite d’un émissaire du chef des services de renseignements turcs, à Damas.
Dernier signe du rapprochement entre Damas et Ankara, l’entrée, mercredi matin, de chars turcs en territoire syrien, avec l’opération baptisée Bouclier de l’Euphrate. Des chars tiraient en direction de positions tenues par l’Etat islamique à Jarablos, à proximité de sa frontière. Les Kurdes seraient aussi dans la ligne de mire des Turcs, selon le président Recep Tayyip Erdogan. Le fait que Turcs et Syriens reprennent langue est aussi à lire dans le contexte du rapprochement entre Moscou et Ankara, concrétisé après des mois de brouilles par la visite d’Erdogan à Vladimir Poutine, le 3 août dernier.
Tous ces éléments laissent transparaître l’émergence d’un nouvel axe qui serait composé de la Russie, de la Turquie et de l’Iran. Trois pays qui ne sont pas des «amis», mais dont le maître mot est le pragmatisme et la realpolitik. Ils savent qu’ils ont besoin de négocier, de s’arranger entre voisins. Malgré des intérêts parfois divergents, les trois puissances trouveraient tout de même leur compte dans une telle alliance. Notamment vis-à-vis de Washington, de l’Otan et, a minima, de l’Union européenne. D’ailleurs, une rencontre tripartite réunissant Moscou, Ankara et Téhéran serait dans les tuyaux. Joe Biden, le vice-président américain, en visite à Ankara ce mercredi, alors que les forces turques entraient en Syrie, abordera-t-il le sujet? Si un tel axe se confirmait, il n’est pas sûr que les Etats-Unis apprécient…

 

Jenny Saleh

La Chine s’implique avec Assad
Une délégation militaire chinoise, conduite par le directeur du Bureau pour la coopération militaire internationale, l’amiral Guan Youfei, s’est réunie avec le vice-Premier ministre syrien et ministre de la Défense, Fahd Jassem el-Freij. Au cœur de cette rencontre: le renforcement de la lutte contre le terrorisme. Selon l’agence de presse Xinhua, Chinois et Syriens sont parvenus à un accord incluant l’intensification de l’entraînement des militaires du régime. Autre volet du consensus atteint, l’accroissement de l’aide humanitaire prodiguée par la Chine à la Syrie. A cette occasion, l’amiral Guan Youfei a aussi rencontré le général russe Sergueï Chvarkov, qui coordonne les troupes russes présentes sur le sol syrien.

Vers une fusion des rebelles?
La Russie a, une nouvelle fois, appelé les Etats-Unis à agir de manière concrète contre l’ex-branche syrienne d’al-Qaïda, le Front al-Nosra. «Washington est d’accord que le Front al-Nosra, qui se fait appeler désormais Front Fateh el-Cham, est une organisation terroriste, mais elle ne fait pas l’objet de frappes» effectuées en Syrie par la coalition internationale menée par les Etats-Unis, s’est insurgée la diplomatie russe dans un communiqué.
«De plus, cela fait presque un an (que les Américains, ndlr) refusent de partager avec nous leurs données sur les positions des militants du Front al-Nosra», poursuit le communiqué.
«Au lieu de prendre des mesures pratiques» contre le Front al-Nosra, «les Américains conditionnent l’augmentation de leur contribution dans la lutte contre le terrorisme (…) à des garanties de changements» des autorités syriennes, a regretté la diplomatie russe, en mettant en garde Washington contre la création d’un «nouveau monstre terroriste» en Syrie.
L’inquiétude de Moscou ne devrait pas s’apaiser, au vu des dernières informations concernant une possible fusion de différents groupes rebelles en Syrie, afin de parvenir à une unité de la rébellion combattant le régime. Des négociations seraient en effet en cours depuis plusieurs semaines et pourraient à terme mener à la constitution d’une alliance comportant, entre autres, le groupe salafiste Ahrar el-Cham et Fateh el-Cham, ex-Front al-Nosra.

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