Magazine Le Mensuel

Nº 3071 du vendredi 4 novembre 2016

à la Une

Liban, Arménie, Crimée, Afrique. L’empire des Fattouche

Très discrète, la famille Fattouche n’est que peu connue par le grand public libanais. On connaît, bien sûr, les activités politiques de Nicolas Fattouche, député de Zahlé et ancien ministre. On en sait moins sur leur business. Les Fattouche ont pourtant construit un empire, de l’Arménie à l’Afrique, en passant par la Crimée.

Dans la famille Fattouche, les Libanais connaissent surtout Nicolas, député grec-catholique de Zahlé, élu sans interruption depuis 1992. La même année, il intègre le cabinet formé par Rafic Hariri au portefeuille du ministère du Tourisme. Un poste qu’il conservera jusqu’en 1998. Il devient ensuite ministre d’Etat chargé des Affaires parlementaires, de juin 2011 à février 2014. Parallèlement, il conserve son poste de député zahliote, d’abord en tant que membre du Bloc populaire d’Elias Skaff, jusqu’en 2005, avant de rallier, in extremis, l’alliance du 14 mars, dont il sera le seul candidat à se faire élire. Quelques années plus tard, malgré une victoire de la liste du 14 mars à Zahlé, il sort des rangs du mouvement pour adopter une posture plus indépendante. Nouveau revirement en janvier 2011, quand Nicolas Fattouche décide de soutenir Najib Mikati contre Saad Hariri, lors des consultations en vue de la nomination d’un nouveau Premier ministre. La rupture avec ses anciens alliés est actée.
Un parcours quelque peu chaotique en politique, qui n’altère en rien son assise politique ni son électorat, puisque ses multiples revirements n’ont jamais empêché sa réélection. Nicolas Fattouche, avocat de profession et docteur en droit, que nombre de personnes qualifient de «brillant», est réputé pour son érudition et son expertise en matière juridique. C’est d’ailleurs à lui, l’homme de droit devenu législateur, que l’on fait toujours appel lorsqu’il s’agit de faire voter au Parlement la prorogation du mandat des députés. Personnalité controversée, le député Fattouche est aussi connu pour ses volte-face politiques, clamant haut et fort son opposition à la prorogation du mandat du président Emile Lahoud, en 2004, avant de changer son fusil d’épaule et de voter pour, quelques jours plus tard. De lui, on connaît également ses coups d’éclat, pour le meilleur et pour le pire. En témoigne ce fait divers, lorsque le député frappe une employée du Palais de Justice, Manal Daou, en octobre 2014. L’affaire prend une telle ampleur que le barreau décide de radier l’avocat. Une décision dont M. Fattouche fait appel et qui n’aura finalement pas de suite.
Le 27 janvier dernier, le journal almodon.com
relate, dans un article consacré à la mort d’un touriste égyptien à la grotte de Jeïta, des soupçons de favoritisme accordés à la société Mapas (gestionnaire du site), alors que Nicolas Fattouche était ministre du Tourisme. Selon cet article, la société Mapas aurait été choisie unilatéralement par le ministre en 1993, sans qu’aucun appel d’offres préalable ne soit émis, jouissant d’un droit d’exploitation courant sur une période de dix-huit ans, renouvelé à trois reprises depuis. Un choix qui interroge, selon le maire de Jeïta, Samir Baroud, qui s’exprime dans almodon.com, Mapas étant, d’une part, «dépourvue d’expérience dans le domaine touristique» et, d’autre part, «ne reversant à l’Etat qu’une infime partie des bénéfices réalisés».

Des frères dans l’ombre
Si Nicolas Fattouche est une personnalité publique bien connue des Libanais, ses frères, Pierre et Moussa, semblent de nature plus discrète. Moussa Fattouche est apparu sur la scène politique au cours des dernières municipales, dirigeant la liste Zahlé mérite, parrainée par son frère Nicolas. Une liste qui obtiendra plus de 6 000 voix.
Pourtant, des trois frères, il semble que ce soit Pierre, selon de sources concordantes, «la tête pensante» de la famille. C’est lui, principalement, qui gérerait les différentes affaires du clan. Clairement doué pour le business, Pierre Fattouche est, selon plusieurs sources, à l’origine des succès entrepreneuriaux de la famille. Les trois frères entretiendraient d’excellentes relations avec la Syrie, le Hezbollah, mais aussi, paradoxalement, avec les Etats-Unis. Autant de relations, on s’en doute, qui s’avèrent très utiles pour le business.
Il est de notoriété publique que les Fattouche ont entretenu des relations étroites avec la Syrie et notamment avec les Makhlouf, via l’entreprise de télécoms Syriatel. Le site Middle East Transparent (metransparent.com) évoque, dans un papier consacré au «racket syrien au Liban», le 11 mai 2005, les tenants et les aboutissants de ce dossier, qui aurait porté notamment sur le détournement des appels internationaux en provenance du Liban, via la compagnie Syriatel.
Au Liban, outre la société Fabissa s.a.r.l., établie à Zahlé depuis 1991 et dirigée par Pierre Fattouche, spécialisée dans la production et l’import-export d’alcools et de spiritueux, la famille possède plusieurs carrières d’extraction de roche, sable et de concassage.  
Le nom des Fattouche est aussi étroitement lié à celui du site de concassage de Dahr el-Baïdar. Une carrière, comme d’autres, qui a fait couler de l’encre à une époque, quand l’ancien Premier ministre, Salim Hoss, décide de fermer les carrières pour une courte période à la fin des années 90. Nicolas Fattouche, qui gère en tant qu’avocat les affaires familiales, réclame alors à l’Etat une compensation financière. En 2005, un juge décide que l’Etat devra verser, au bénéfice des Fattouche, un montant de 218 millions de dollars, assorti de 9% d’intérêt par année de retard dans le versement. Une compensation qui n’aurait, à ce jour, toujours pas été versée. Encore en 2013, Walid Joumblatt se serait notamment opposé au versement d’une telle somme. Le dossier est complexe, rempli de soubresauts contradictoires judiciaires et politiques. En février 2003, le député Nicolas Fattouche montera, d’ailleurs, au créneau, devant le Parlement, accusant le Premier ministre, Rafic Hariri, ainsi que des membres du Conseil d’Etat, de ne pas respecter une décision judiciaire de rouvrir la carrière détenue par ses deux frères. En effet, le gouverneur du Mont-Liban avait accordé une nouvelle licence sur 20 ans pour les carrières de Dahr el-Baïdar.
Plus récemment, c’est la méga-cimenterie Al-Arz de Aïn Dara que les Fattouche avaient initialement prévu d’installer à Zahlé, qui a, elle aussi, fait couler de l’encre. Face à la levée de boucliers qui suit le projet d’installation à Zahlé, les Fattouche décident finalement de relocaliser la cimenterie dans le Mont-Liban, à Aïn Dara, bénéficiant d’un permis d’établissement émis par le ministère de l’Industrie. Malgré l’opposition ferme de la municipalité et des habitants de la région, qui évoquent un dossier empli d’irrégularités et des conséquences désastreuses pour l’environnement, le Conseil d’Etat donne toutefois raison à Pierre et Moussa Fattouche dans une décision émise le 30 août dernier. Sûrs de leur bon droit, les deux frères n’hésiteront pas à employer la force à plusieurs reprises, envoyant des «hommes armés», selon des témoins sur place, pour rouvrir la route d’accès au terrain sur lequel doit être édifiée la cimenterie, malgré les sit-in des habitants, pour y acheminer du matériel. «Hommes de force, de pouvoir et d’autorité» sont d’ailleurs des expressions qui reviennent souvent dans la bouche de ceux qui évoquent les Fattouche. L’extrême discrétion semble aussi caractériser la famille, qui n’a pas souhaité répondre à nos sollicitations d’interview.

Les Tycoons de Juba
Si l’on connaît les succès de la famille au Liban, ce que l’on sait moins, c’est que l’empire économique des Fattouche s’étend aussi en dehors des frontières. On retrouve ainsi leur trace en Arménie, où les Zahliotes se sont lancés sur le marché de la téléphonie mobile, en 2005. Là encore, Pierre Fattouche, via le Fattouch Investment Group, est aux commandes, en tant que principal actionnaire de la société K-Telecom qui lance la compagnie Vivacell. Pas moins de 340 millions de dollars auraient notamment été investis dans le réseau sans fil arménien. A la presse locale, Pierre Fattouche confiait, en 2007, ses ambitions d’étendre les capacités du réseau à 1,5 million d’abonnés, tout en préparant le lancement des services mobiles de 3e génération. Séduit par la législation arménienne «très favorable» et la «stabilité politique» du pays, M. Fattouche confiait au journal américano-arménien Asbarez être également en négociations avec les autorités sur des options d’investissement dans l’industrie minière.
Après avoir démenti des rumeurs de rachat de Vivacell par l’opérateur russe de téléphonie mobile MTS, l’affaire est pourtant conclue, en 2007. MTS aurait racheté la marque à K-Telecom pour un montant de 400 millions de dollars. Les télécoms semblent être un secteur d’importance dans la fortune familiale. Le quotidien économique russe Vedomosti avançait, ainsi, le 18 août 2015, que Pierre Fattouche était à la tête de K-Telecom, le seul opérateur de téléphonie mobile de Crimée.
Si Vivacell n’est plus dans l’escarcelle des Fattouche en Arménie, on retrouve la compagnie de téléphonie mobile au Sud-Soudan. Après avoir acquis le réseau sud-soudanais Now en 2007, Fattouch Investment Group pénètre sur le marché des télécoms sud-soudanais, en 2009, avec Vivacell, dont il possède 75% des parts. Les 25% restants sont détenus par la société Wawat Securities, selon Reuters, une compagnie rattachée au Mouvement pour la libération du peuple soudanais (SPLM), parti politique au pouvoir au Sud-Soudan. En 2011, Vivacell ambitionnait d’atteindre les 3 millions d’abonnés en 2014.
Outre leur présence sur le marché des télécoms sud-soudanais, les Fattouche ont également investi dans les carrières et la production d’agrégats pour la construction dans les montagnes à une dizaine de kilomètres, à l’ouest de la ville de Juba, via Fattouch Industrial Holdings, en 2009. Il s’agirait de l’une des plus importantes entreprises de construction au Sud-Soudan, voire de la plus grande usine de concassage de pierres et de production d’asphalte d’Afrique, avec une capacité de production évaluée, en 2009, à 10 000 tonnes/jour, selon la presse locale. Pays nouvellement créé et sortant de nombreuses années de guerre, le Sud-Soudan représente une mine d’opportunités en matière de construction et d’infrastructures. Selon le site local gurtong.net, la société des Fattouche serait partie prenante dans de nombreux projets de construction d’écoles, d’hôpitaux et de routes, entre autres.
A l’instar d’autres Libanais, les Fattouche se sont aussi intéressés à l’Irak, comme en témoigne un rapport de l’Onudi (Organisation des Nations unies pour le développement industriel), publié en septembre 2011. Selon ce rapport, Pierre et Moussa Fattouche auraient remporté un appel d’offres de 4,25 millions de dollars portant sur la construction d’une usine d’eau minérale, dans la province de Najaf.

En Ouganda et au Tchad?
L’Ouganda représente aussi un marché plein d’opportunités, si l’on en croit un article du Pesa Times, relatant une rencontre, en juin 2013, entre le président ougandais Museveni et Pierre Fattouche. A l’époque, l’entrepreneur libanais avait fait part de son souhait de construire une cimenterie, d’une capacité de production annuelle de 700 000 tonnes. D’autres secteurs intéressaient également le groupe, comme la production de café, la construction de routes, entre autres. Les Fattouche auraient aussi investi au Tchad, toujours dans leur domaine de prédilection, la pierre.

Jenny Saleh

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