Après un rude combat contre la maladie, le «Bey rouge» a tiré sa révérence. Le rebelle qui s’était révolté contre l’establishment, le féodalisme, l’injustice et l’occupation s’est éteint le 11 avril. Une foule nombreuse a assisté à ses funérailles, ce jeudi 13 avril, à l’église Saint-Maron de Gemmayzé, avant qu’il ne soit inhumé dans le caveau familial, à Ehden.
Toujours courtois, un semblant de sourire aux lèvres, que l’on soit d’accord avec lui ou pas, Samir Frangié ne laissait personne indifférent. Fils de Hamid Frangié, Samir Frangié est né le 4 décembre 1945 à Zghorta. Il a douze ans lorsque le malheur le frappe. Son père, un homme d’Etat hors pair, est atteint d’hémiplégie et se retire de la vie politique. Son frère, Sleiman Frangié, lui succédera.
Dès son plus jeune âge, Samir Frangié s’était dressé contre toute forme de féodalisme, dont sa famille, pourtant, faisait partie. Nageant à contre courant, il rejetait toute forme de traditions claniques. A la Faculté des Lettres de l’Université Saint-Joseph, il est proche des milieux de gauche et devient même l’une des principales figures du mouvement estudiantin qui est né après mai 1968. Il défend la cause des Palestiniens alors que le président de la République n’est autre que son oncle, Sleiman Frangié…
A l’université, il est proche d’Amin Maalouf et des discussions âpres ont lieu avec les milieux de droite dont faisaient partie Bachir Gemayel et Karim Pakradouni. Il rencontre le général Fouad Chéhab, Kamal Joumblatt. Autre époque, autres mœurs. Samir Frangié relevait souvent que le niveau des débats a prodigieusement baissé dans le pays. Il travaille en tant que journaliste dans le quotidien L’Orient avant de le quitter au début de la guerre civile pour se plonger dans l’action politique.
Homme de dialogue, Samir Frangié l’est en premier lieu. Une qualité qu’il a tenté de conserver toute sa vie. Il estimait que le dialogue et la communication étaient le meilleur moyen pour arriver à une solution. «Il faut tenter de comprendre l’autre, ses idées, ses positions, ses objectifs et ses appréhensions», disait-il. Après l’assassinat de Kamal Joumblatt, il engage au nom de Walid Joumblatt un dialogue avec le président Elias Sarkis. Il organise également un dialogue entre le Parti socialiste progressiste (PSP) et les Kataëb et un autre entre Joumblatt et Amine Gemayel après la Guerre de la montagne, en 1983. Même s’il était tout à fait conscient qu’un dialogue ne peut pas toujours régler un différend, il pensait néanmoins que celui-ci représente une dynamique positive et engendre une meilleure connaissance de l’autre, tout en réduisant les distances.
C’est toujours dans cet esprit qu’il fonde le Congrès du dialogue permanent. Il cherche à réunir tous les protagonistes de la guerre. Il est convaincu que la souveraineté du Liban ne peut être retrouvée que par l’union de tous les Libanais. Il a toujours proposé des idées pour sortir de la crise que traversait le pays.
Le père de l’Intifada
En 1992, il ne se présente pas aux élections législatives mais tente sa chance en 1996 à Zghorta, sa ville natale. Il ne se fait pas beaucoup d’illusions. Il ne cherche pas à se porter comme rival de son cousin, le jeune Sleiman Frangié, mais pour lui l’essentiel est de donner un rôle national à Zghorta.
Avec la bénédiction du patriarche Sfeir, il contribue, avec son ami Farès Souhaid, à la fondation du Rassemblement de Kornet Chehwane, qui sera suivi ultérieurement par la Rencontre du Bristol. Avec l’assassinat du Premier ministre Rafic Hariri le 14 février 2005, les événements vont se bousculer. Il est le père de cette fameuse «Intifada» lancée à la suite de ce crime odieux et l’idéologue de ce qui fut baptisé par la suite «La révolution du Cèdre». La journée historique du 14 mars 2005, ce raz-de-marée humain, représentait pour lui un rêve, celui de l’unité de tous les Libanais, la véritable concrétisation de la coexistence et du vivre-ensemble. Mais comme tous les rêves, face à la réalité, celui-ci ne tient pas longtemps et les déceptions sont nombreuses. Samir Frangié reste égal à lui-même, défendant les mêmes valeurs, tentant de sortir le pays du marasme dans lequel il plongeait. Il est baptisé «La conscience de l’Intifada de l’Indépendance».
En 1994, on lui avait découvert un cancer des voies urinaires. Avec beaucoup de courage et de dignité, il affronte cette terrible maladie. Il suit des séances de chimiothérapie et continue à travailler et à organiser des colloques. Mais en 2011, le mal le frappe de nouveau et s’acharne sur lui en 2016. Vingt-trois ans d’un rude combat au bout desquels Samir Frangié a rendu les armes dignement.
Marié à Anne Mourani, ils ont deux enfants, Hala et Samer. Avec la disparition de Samir Frangié, le Liban perd un témoin de son histoire récente. On gardera de lui l’image d’un visionnaire, d’un homme d’esprit, ayant une longueur d’avance sur les autres, cherchant toujours à sortir des sentiers battus. Toute sa vie, Samir Frangié aura tenté de briser les barrières confessionnelles et féodales.
Malgré la pluie, une foule nombreuse a assisté aux funérailles de Samir Frangié, ce jeudi 13 avril, à l’église Saint-Maron de Gemmayzé. Autour de la famille, ses compagnons de route, les membres du secrétariat général du 14 mars, des hommes politiques, des représentants officiels, mais aussi beaucoup de Libanais venus dire un dernier adieu à l’une des personnalités publiques les plus authentiques et les plus entières de l’histoire contemporaine du Liban.
Parmi ceux qui ont rendu un dernier hommage à Samir Frangié figuraient les anciens présidents de la République, Michel Sleiman et Amine Gemayel, le chef du PSP, Walid Joumblatt, les ministres Nouhad Machnouk, Michel Pharaon, Ghattas Khoury, et de nombreux députés. L’office religieux était célébré par l’évêque maronite de Beyrouth, Mgr Boulos Matar.
Joëlle Seif