Magazine Le Mensuel

Nº 3083 du vendredi 3 novembre 2017

Focus Proche-Orient general

Deir Ezzor. Les tribus au cœur d’enjeux géopolitiques

Situé dans l’est de la Syrie, Deir Ezzor se trouve dans le prolongement stratégique de l’Irak, englobant ainsi les deux «wilayat» de l’Etat islamique d'al-Khair et de la Badia. Cette région est sous les projecteurs avec la ruée vers la frontière irakienne et la lutte d’influence régionale. Les enjeux sont importants.

Pour conquérir cette étendue territoriale, les puissances locales et régionales devront gagner la confiance des tribus locales, un pari qui pourrait être compliqué en raison de l’héritage sanglant laissé par l’EI et d’une possible résurgence d’al-Qaïda.
Depuis le mois de septembre, les Forces démocratiques syriennes (FDS) majoritairement kurdes et soutenues par les États-Unis se disputent la région de Deir Ezzor avec l’armée arabe syrienne. La Russie aurait mené des attaques aériennes contre des positions occupées par le FDS près de la ville de Deir Ezzor le 16 septembre. De plus, en octobre, les troupes gouvernementales syriennes ont poursuivi leur avancée en reprenant Mayadeen, un autre bastion de l’EI alors que les FDS reprenaient le contrôle de Raqqa, la capitale auto-proclamée du groupe terroriste.
L’est syrien revêt une importance géostratégique pour les divers acteurs locaux et régionaux. D’abord, la région produit la majorité du gaz et du pétrole syriens. Elle englobe également la vallée de l’Euphrate réputée pour ses ressources agricoles. D’autres facteurs d’intérêt sont pris en compte par l’Etat syrien et ses alliés. En effet, l’Iran cherche à contrôler cette région en bordure de l’Irak, afin d’assurer la jonction en continu de l’axe Téhéran-Beyrouth via Bagdad et Damas. Selon Bassam Barabandi, auteur d’un récent rapport sur les tribus de Deir Ezzor, les Américains visent non seulement à reprendre le territoire de l’EI, mais à empêcher un retour de l’organisation terroriste comme ce fut le cas d’al-Qaïda en Irak.

Tribus fragmentées
C’est dans ce cadre régional complexe que se dessine le rôle des tribus de Deir Ezzor, constituant le tissu social et politique de la région. Selon un récent rapport de l’organisation Justice for Life (JFLO), la région de Deir Ezzor est dominée par des confédérations tribales importantes, la principale étant celle des Egaidat, qui comprend Bou Kamal, Choueitat et Bou Kamil pour n’en citer que quelques-unes, ainsi que certaines affiliations sous-tribales. La tribu des Baggara est une autre confédération proéminente, selon le Dr Iyad Kharaba, un activiste de Deir Ezzor. Cette dernière comprend selon JFLO les Abeed, les Sultan et les Abed entre autres tribus.
«Les tribus sont fragmentées en raison de la politique menée par le régime et l’EI», explique cheikh Daham Mounadi, un membre des tribus de Deir Ezzor. En effet, lorsque l’organisation terroriste prend contrôle de la province, en 2015, elle a recours aussi bien à la cooptation d’une nouvelle élite tribale plus jeune, qu’à la répression, comme cela s’est illustré par le massacre de plus de 700 membres de la tribu des Choueitat. En outre, la présence de dirigeants de l’EI à Deir Ezzor, appartenant aux tribus Bakir et Albu Ezzeddeen (de la confédération Egaidat) a également encouragé des centaines de jeunes à rejoindre l’EI, selon le rapport élaboré par M. Barabandi.
Le régime syrien et les kurdes tentent aujourd’hui une opération de charme envers les tribus. Des experts russes auraient rencontré des personnalités de Deir Ezzor. Le régime est également parvenu à convaincre Nawaf Bashir, un éminent cheikh de la tribu Baggara, de quitter l’opposition et de revenir à Damas. Les kurdes ne sont pas en reste, formant ainsi des conseils chargés de régir le secteur de Deir Ezzor et comportant des personnalités de la région.

Vivier jihadiste
Les acteurs politiques ne doivent cependant pas sous-estimer le danger extrémiste, après la défaite de l’EI. Depuis l’invasion américaine de l’Irak en 2003, Deir Ezzor a servi de point de passage pour les jihadistes vers le Anbar irakien tout proche.
Avant la révolution de 2011, l’Est de la Syrie était riche en ressources hydrauliques et produisait de l’électricité. Pourtant, la région était victime de coupures d’eau et d’électricité. Selon Justice For Life, les niveaux de pauvreté et de chômage atteignaient respectivement 35% et 34% avant la révolte de 2011. La région a été également touchée par la sécheresse durant la période de 2005-2010. Cette période a coïncidé avec l’émigration des jihadistes vers l’Irak limitrophe. Ironiquement, un des bastions de l’ex-Front al-Nosra, la branche d’ al-Qaïda en Syrie, se trouve dans la région de Sheheil, à proximité du lit de la rivière Khabour, désormais asséchée, ce qui force les agriculteurs désœuvrés à se tourner vers al-Qaïda.  
Une expérience que les acteurs locaux et nationaux doivent éviter de reproduire. Pour Barabandi, il y a lieu d’envisager une politique de développement de la région mais il est impératif d’éviter toute exaction de la part des forces d’occupation à l’encontre des habitants, afin d’éviter une seconde vague de radicalisation.

Mona Alami

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