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Nº 3089 du vendredi 4 mai 2018

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Caroline Galactéros, présidente du think tank Geopragma. Une nouvelle guerre froide, plus dangereuse que l’ancienne

Frappes tripartites en Syrie, alignement français sur les positions américaines, renégociation éventuelle de l’accord sur le nucléaire iranien, autant de dossiers qui laissent entrevoir une nouvelle guerre froide inquiétante. Caroline Galactéros, présidente du think tank Geopragma (Pôle français de géopolitique réaliste), fait le point sur ces développements qui pourraient bien enflammer la région.

Lors d’une interview accordée à Fox News le 22 avril, Emmanuel Macron a affirmé que les Etats-Unis et leurs alliés devraient rester en Syrie pour reconstruire une «nouvelle Syrie» et contrer l’influence de l’Iran et de Bachar el-Assad dans ce pays. Que peut-on attendre de la visite d’Emmanuel Macron à Washington? La France est-elle définitivement alignée sur les positions américaines?
Je souhaite de tout cœur que ce ne soit pas le cas. Paris n’a aucun intérêt à un quelconque alignement sur les Etats-Unis. Notre ADN stratégique doit redevenir celui d’une indépendance assumée de pensée et d’action et d’une analyse de la conflictualité mondiale et du rôle que nous, Français, devons y jouer en fonction de nos intérêts nationaux stricts et de nos «avantages comparatifs».  
Nous n’avons à mon sens rien gagné, si ce n’est mépris et discrédit, à nous laisser entraîner pour complaire à Washington, à frapper de manière précipitée et suspecte, hors mandat de l’Onu et sans preuves la Syrie qui n’attaquait personne. Les objectifs américains au Moyen-Orient ne sont pas les nôtres. Ils sont fondés sur le double ciblage de l’Iran – pour complaire à Israël – et de la Russie pour limiter son influence régionale et empêcher toute autonomisation de l’Europe en matière stratégique, qu’une relation normale et pacifiée avec Moscou pourrait enclencher.
Pour notre président, il s’agit d’aller à Washington pour nourrir sa relation avec le président américain, bien plus pragmatique et créatif que ses tweets compulsifs ne le laissent penser, puis à Moscou dans quelques semaines, non pour faire allégeance à l’un ou à l’autre, mais pour montrer à Donald Trump tout l’intérêt qu’il y a pour lui à avoir comme alliée (non comme vassale alignée) une France qui peut, veut et sait parler à tout le monde, y compris à Moscou et à Téhéran, préservant ainsi d’importants canaux de communication dans une atmosphère où le dogmatisme ignorant, le cynisme et le manichéisme font peser de véritables menaces non seulement sur la paix mondiale.
Tout est fait pour que la guerre en Syrie reparte de plus belle, que les Russes perdent patience et que les Iraniens reprennent leur quête de sanctuarisation nucléaire si l’Amérique, foulant de nouveau au pied le droit international, sort de l’accord multilatéral sur le nucléaire iranien. Attention pour la France à ne pas tomber dans le piège narcissique que l’on nous tend. L’entourage redoutable de Donald Trump, qui déteste son imprévisibilité et le contrôle désormais étroitement, ne supporte pas les esprits indépendants et on veut clairement nous faire rentrer dans le rang en jouant sur notre besoin d’exister et de compter. Nous pouvons et devons compter autrement.

Le 15 avril, après que Macron ait affirmé que les Etats-Unis allaient rester en Syrie, il s’est vu contredit dans la journée par la Maison-Blanche. Dans le même temps, lors des jours précédents et suivants les frappes, on a assisté à de nombreux moments de flou dans les positions de l’Administration américaine, entre les tweets belliqueux de Trump et les déclarations plus posées des militaires. Beaucoup d’hésitations et de couacs qui rendent souvent illisible la politique US. Que penser de la proposition américaine d’envoyer une «force arabe» au nord-est de la Syrie? Finalement, les Etats-Unis ont-ils une stratégie en Syrie (autre que contenir l’Iran)? 
Je n’ai jamais cru au discours lénifiant sur l’improvisation stratégique américaine, la concurrence des think tank et des courants intellectuels, etc… Cette diversité erratique est évidemment une composante d’une posture globale qui elle, ne change guère sauf dans ses modalités d’application. Au Moyen-Orient, depuis au moins 35 ans, par le déclenchement ou l’entretien de conflits, il s’agit pour Washington de purger périodiquement la région de ses excès de pétrodollars qui la rendent dangereuse pour l’économie américaine, de prévenir toute unification politique de la nation arabe (d’où la déstabilisation méthodique des grands Etats musulmans laïcs), de s’appuyer sur des autocrates tant qu’ils obéissent sinon de les faire taire, d’empêcher (comme en Europe) toute puissance régionale (Russie, Turquie et naturellement Iran) de prendre l’ascendant local et, last but not least, de préserver le déséquilibre stratégique en matière nucléaire au profit ultime d’Israël, son allié stratégique majeur.
Dans le contexte actuel où est en train de se structurer une nouvelle bipolarité «de tête» entre Washington et Pékin, il devient d’autant plus important de maîtriser ses affidés, régionaux comme européens, et d’empêcher la Russie de faire un come-back humiliant et gênant pour les alliances jugées nécessaires (avec l’Arabie saoudite) et même avec la Turquie. Cela donne un jeu apparemment incohérent donc peu lisible, mais en fait assez clair. La présence américaine, directe ou indirecte, demeurera en Syrie (sans doute à l’est de l’Euphrate en effet) et en Irak, même si les Irakiens s’en émeuvent et cherchent à diversifier leurs appuis. D’autant plus que Moscou chasse aussi sur les terres saoudiennes et consolide son influence en Egypte et en Algérie.

Déjà affaiblie diplomatiquement lors du mandat de François Hollande, la France ne s’est-elle pas définitivement discréditée au Moyen-Orient?
Dieu merci, rien n’est jamais définitif en matière internationale. Mais il faut cesser de s’enferrer dans nos lourdes erreurs passées, de chercher à escamoter «le troisième larron» dans le conflit syrien entre Daech et l’épouvantable Bachar. C’est un conte pour enfants qui ne trompe plus personne. Nous devons adopter une posture pragmatique pour être enfin utiles. En Syrie, cela signifie rompre avec tout soutien politique ou concret à l’engeance islamiste sunnite qui agit comme un retardateur du «moment politique» pour ce malheureux pays. Cela signifie aussi joindre nos efforts diplomatiques à ceux des Russes et des Iraniens. Plus nous attendons plus nous nous enfonçons dans un «anti-russisme» et un «anti-iranisme» primitifs, plus nous nous décrédibilisons, nous nous marginalisons et démontrons notre ignorance entêtée des véritables lignes rouges de la région que nous ne sommes pas les seuls à définir.

Quel était le véritable objectif des frappes du 14 avril? Tenter de rééquilibrer un rapport de forces trop défavorable au camp atlantiste?
Je crains que oui au plan local. Mais à l’échelle globale, il s’agissait par cette opération punitive et précipitée de manifester une repolarisation idéologique, politique et sécuritaire autour de l’Alliance atlantique mais plus encore de l’Amérique qui la contrôle.  

Donald Trump menace de se retirer de l'accord sur le nucléaire si les signataires européens ne durcissent pas ses conditions d›ici au 12 mai. Que peut-il se passer? Les Européens peuvent-ils encore le convaincre de maintenir l›accord? D’un autre côté, les Iraniens estiment-ils que les Européens (ou du moins la France) sont encore des partenaires fiables?
Pour les Russes, de moins en moins, ainsi que l’a récemment dit Dmitri Peskov, porte-parole du président Poutine, durant l’affaire Skripal et l’hystérie antirusse à laquelle elle a donné lieu. Les Iraniens quant à eux, sont évidemment déçus mais surtout inquiets de voir les fissures apparaître dans la résolution des signataires européens de l’accord de juillet 2015, dont certains commencent à évoquer une possible renégociation. Seul Paris est encore sur une ligne légaliste stricte ainsi que vient de le rappeler notre président. Sur ce sujet, nous avons un rôle très important à jouer pour empêcher ceux qui veulent la montée des tensions et pourquoi pas l’affrontement, de l’emporter. 

 

Lors de cette crise entre Etats-Unis et Russie, la Turquie s’est posée en médiatrice, après s’être rapprochée de Moscou pour combattre les Kurdes à sa frontière. Erdogan veut-il s’éloigner de l’OTAN? Son rapprochement avec Moscou est-il tactique ou stratégique? Va-t-il être obligé de choisir entre Otan et Russie?
La Turquie a tout à gagner à rester dans l’OTAN. Ce statut d’allié majeur et massif du Flanc sud de l’Alliance est stratégique pour Ankara, et Washington soutient de fait l’offensive contre les Kurdes et veut évidemment conserver la Turquie dans l’Alliance pour cette présence aux frontières du chaudron moyen-oriental. Cela permet à Ankara de jouer sur tous les tableaux, de pratiquer le chantage à grande échelle vis-à-vis de l’Amérique et de l’OTAN (contre la Russie) de la Russie, de l’Iran et de la Syrie (contre l’Amérique), enfin envers l’Europe sur la question des migrants. Chacun a besoin de la Turquie, les enchères montent et les Kurdes trinquent… Ce qui démontre bien, si besoin était, le niveau de cynisme auquel notre moralisme et nos bons sentiments déclaratoires servent de paravent transparent. Et je ne parle même pas du Yémen.

En 2017, Trump, comme Macron, paraissaient plutôt conciliants envers Vladimir Poutine. Aujourd’hui, les positions se sont durcies, également du côté du Royaume-Uni, empêtré dans l’affaire Skripal. Est-on entré dans une nouvelle guerre froide qui ne dit pas son nom et qui pourrait se jouer au travers d’une guerre régionale au Moyen-Orient?
C’est à mon avis précisément parce que cette phase constructive s’était en effet ébauchée il y a un an que nous avons subi une «reprise en main», via une manœuvre déterminée de contre-influence et de repolarisation des alliances. Rares sont finalement ceux qui recherchent vraiment l’apaisement. Le gigantisme des intérêts économiques, industriels, financiers et énergétiques, qui constitue l’arrière-fond de l’actualité internationale, est un facteur belligène important sans parler des corporatismes technocratiques, des divers lobbies, des castes, chapelles et écoles qui n’ont que peu d’intérêt à voir l’esprit de conciliation avancer. Nous sommes en effet entraînés dans une forme de nouvelle guerre froide, à mon sens plus dangereuse que l’ancienne, car les méthodes ont changé, les codes de pensée et de conduite ont explosés, les acteurs se sont multipliés et plus personne ne prise la paix puisque la plupart de ces dirigeants n’ont connu la guerre que d’assez loin, semble-t-il.

Jenny Saleh

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