Magazine Le Mensuel

Nº 3096 du vendredi 7 decembre 2018

Focus Proche-Orient general

Gilles Kepel: «Nous sommes dans les manœuvres d’un futur après-guerre»

Avec son livre, Sortir du chaos (éditions Gallimard), le politologue français et spécialiste du monde arabe, Gilles Kepel, propose un récit complet rétrospectif des soulèvements arabes, de la Tunisie à la Syrie, en livrant des clés de compréhension pour les choix futurs qui se feront dans la région.

Pourquoi faire ce livre maintenant?
La guerre civile syrienne, qui a été la clé de tout ce qui s’est passé ces dernières années, est en train de s’achever. Les différents partenaires régionaux et internationaux sont désormais plutôt dans une logique de se positionner pour l’après, plutôt que dans une logique de tout détruire pour gagner. Personne ne sait s’il peut gagner complètement. Il y a donc une recherche conflictuelle du consensus, on peut même interpréter l’affaire Khashoggi et ses suites comme cela. Le livre essaie de donner une vue que j’espère la plus réaliste possible sans fioritures normatives de l’état des forces et de comment on est arrivé là, et de construire un récit articulé.

Comment le jihadisme s’est-il transformé? Vous évoquez trois générations?
Après 1979, le jihadisme, qui se développe dans le conflit sunnite-chiite, va être le mode d’expression de ce salafisme qui tourne au radical et qui aboutit à trois générations de jihadisme. La première est apparue en Afghanistan en 1979, pour finir dans l’échec de la guerre d’Algérie en 1997. Puis Ben Laden transforme le jihadisme en une lutte contre l’ennemi lointain, l’Occident, avec le 11 septembre et la tentative d’intervenir en Irak contre les troupes américaines. La troisième génération se forge à partir de 2005 avec la combinaison des écrits des deux Abou Moussab, Souri et Zarqaoui, qui privilégient le jihad anti-chiite, par le bas, en faisant venir des jeunes d’Europe à coup de charter. C’est la phase Daech.

Quel impact ces mutations ont-elles eu sur les soulèvements arabes?
Ces «révolutions» arabes se produisent en 2010-2011 dans un contexte mondial où la scène jihadiste mondiale a basculé dans cette 3ème génération. On ne s’en est pas rendu compte. Ces soulèvements commencent avec des jeunes qui défilent mais en réalité, derrière, il y a quelque chose de beaucoup plus «forces profondes» qui vont s’agiter pour aboutir, après la chute des despotes, à la volonté des Frères musulmans d’exercer leur hégémonie en Tunisie, en Egypte et en Libye. D’un autre côté, ils sont pris en otage de la fracture sunnite-chiite, à Bahreïn d’abord, au Yémen graduellement, et en Syrie aussi, on va avoir un mouvement très rapidement pris en otage du conflit régional. Cette jihadisation de l’insurrection, qui s’accompagne par l’envoi de supplétifs de toutes sortes par les Iraniens, va faire que les conflits syrien et irakien sont d’abord essentiellement sunnite-chiite. Ils vont être pris en otage  typiquement par le jihadisme 3G. Baghdadi envoie une mission en Syrie avec Joulani qui est un Syrien, pour voir comment développer l’Etat islamique en Syrie et en Irak. C’est là que va se créer cette structure hallucinante qu’est le califat. Ces soulèvements arabes vont suivre des évolutions contrariées selon qu’ils sont à l’ouest ou à l’est du Sinaï. A l’ouest, on a des pays relativement homogènes, sunnites, mais qui ne comptent pas politiquement. Dans la partie asiatique, la mosaïque confessionnelle va l’emporter sur la constitution possible d’un peuple, c’est à travers des lignes de clivages confessionnelles que les choses se mettent en place. L’idée même de nation ne tient pas et Daech joue là-dessus, il efface d’ailleurs la frontière Sykes-Picot le jour de la proclamation du califat.

Aujourd’hui, le califat n’existe plus, en tout cas géographiquement. En a-t-on pour autant fini avec Daech?
L’utopie sanglante de Daech a été détruite, depuis la chute de Raqqa le 17 octobre 2017. Ils n’ont pas changé d’un iota, qu’ils soient en prison ou sur les réseaux sociaux, mais ils n’ont plus de capacité opérationnelle. Toutefois, le danger n’est pas écarté. Tant que le Levant n’est pas «redémarré», on est toujours suspendu à ce danger.

Vous dites que la Russie est un colosse aux pieds d’argile. Pourtant, la Russie est, dans l’état actuel des choses, le seul pays capable d’être encore crédible dans la région, en parlant à tout le monde.
Oui et non. Poutine est un sultan avec quatre femmes et ça tire à hue et à dia. La Russie, grâce à la Syrie, s’est remise dans le jeu comme une grande puissance et a fait oublier son statut de paria à cause de la Crimée. En même temps, elle a un statut fragile car chacun de ses partenaires a des enjeux différents. Par exemple, les Israéliens passent leur temps à bombarder les Iraniens, alors que ceux-ci sont les alliés des Russes aussi. Le 9 mai, quand Benyamin Netanyahou, qui n’a pas signé les sanctions contre la Russie, se rend, seul occidental à la parade de l’armée rouge, il passe dix heures avec Poutine et conclut que celui-ci a très bien compris la nécessité pour Israël de se défendre. Le soir même, il envoie 28 chasseurs-bombardiers pour rétamer les Iraniens. Le lendemain, Lavrov se dit pour la paix, il doit gérer ça avec les Iraniens. Moscou ne peut pas se passer des Iraniens, ils ont toujours besoin d’eux sur le terrain comme supplétifs. Avec les Saoudiens, il y a un accord pétrole extrêmement important. Le roi Salmane est allé à Moscou pour la première fois en octobre 2017 depuis que l’Arabie saoudite existe, les relations saoudo-russes sont excellentes. Le royaume essaie d’imiter Israël, en ayant une ligne directe à la fois avec Trump et avec Poutine. Les Saoudiens exercent une énorme pression sur les Russes pour qu’ils écartent les Iraniens. Quant à la Turquie, elle veut pouvoir garder des liens avec les rebelles qu’elle a protégés et les utiliser pour repeupler les régions kurdes. Pour Moscou, c’est un équilibre assez complexe.

Les Etats-Unis de Trump sont-ils hors du jeu moyen-oriental?
Je ne pense pas. En Israël, ils ont fait un geste très fort, en faisant déménager l’ambassade à Jérusalem. Et ils tiennent encore la carte du territoire kurde en Syrie qu’ils vont négocier. Et sur l’Iran, leur politique est de mettre le pays à genoux. Les Etats-Unis se sont retirés du système multilatéral mais ils ont désormais une stratégie interventionniste par des moyens indirects. Il ne s’agit pas d’envoyer des troupes au sol mais d’utiliser la panoplie maximale des sanctions, avec des frappes éventuellement.

Vous mettez en exergue les erreurs de lecture commises par l’Occident. Quelles leçons faut-il en tirer?
Dans cette région Moyen-Orient Méditerranée, nous avons des solidarités très importantes. On ne peut pas considérer que la France, l’Europe n’en fassent pas partie. L’immigration, le jihadisme, se chargent d’ailleurs de nous le rappeler et ont un effet très important sur le destin européen, puisque les réactions de l’électorat risquent de se traduire par un vote pour l’extrême-droite. Le problème c’est que l’on n’a pas voulu voir que le soulèvement démocratique au départ a été graduellement pris en otage par les forces jihadistes d’un côté et de l’autre par la chiitisation de la répression. Cela a été une erreur. On s’est retrouvé à la fin du quinquennat Hollande sans aucune position pour négocier. Emmanuel Macron a changé d’orientation, il est beaucoup plus pragmatique, d’où le lien avec Poutine. Notre mode d’action aujourd’hui, c’est expliquer aux Russes qu’ils ne vont pas y arriver tout seuls et qu’il faut trouver un compromis politique dans l’ensemble de la région levantine, qui permette à celle-ci de retrouver sa place légitime d’intermédiaire dans la région.

La participation d’Emmanuel Macron et d’Angela Merkel au sommet d’Istanbul est-elle le signe que l’Europe se réveille enfin de sa torpeur?
L’Europe, qui est directement impactée par les crises du Levant, essaie aujourd’hui de trouver un mode de négociation avec Poutine et avec Erdogan qui sont des acteurs importants. Le président turc contrôle les passages, d’où l’enjeu majeur d’Idleb. Le régime syrien et les Iraniens voudraient une solution militaire exclusivement pour Idleb, pour qu’Assad puisse dire qu’il contrôle tout le territoire, à l’exception de l’Euphrate kurde qui est sous contrôle américain et un peu français, et sans lequel le pays n’est pas viable. Les Russes souhaitent aboutir à une solution politique. Il va falloir trouver des compromis politiques qui vont se faire en fonction des positions de pouvoir de chacun. Erdogan a gagné un point avec l’affaire Khashoggi et s’est imposé en recours. C’est chez lui que Macron, Merkel et Poutine sont venus pour trouver une solution. Vous aviez d’un côté deux membres du pacte d’Astana (Poutine, Erdogan) et les Européens, mais ni l’Amérique ni l’Iran. Dans cette affaire, on est plutôt dans une lutte d’influence dans une perspective de reconstruction, c’est ça l’enjeu.

Etes-vous optimiste quant à l’obtention de ce compromis? Sous quelle forme?
Le Liban en fait partie, sa capacité entrepreneuriale peut être utilisée à de meilleures fins. Cela passe à terme par une capacité d’avancer très significativement dans la résolution du conflit israélo-palestinien. C’est un processus où on essaie de construire des synergies parce que de toute façon, la guerre n’a rien donné. Nous sommes dans une situation similaire à celle de 1918. La guerre est en train de s’achever, on recherche des solutions de paix. Il faut éviter effectivement d’être pris dans ce qui était, en 1918, d’un côté le revanchisme français «l’Allemagne paiera» et de l’autre l’idéalisme wilsonien, sans parler des mandats dans la région, qui aboutissent quelques années plus tard à une montée du nazisme et du fascisme. Là, on a un vrai enjeu historique, pour la région, pour le monde, et en particulier pour nous les Européens, car nous sommes aux premières loges.

Plusieurs signaux indiquent une tentative de normalisation de certains pays du Golfe avec Israël? Quelles peuvent être les conséquences pour les Palestiniens, avec en filigrane, le spectre de «l’accord du siècle»?
Cela fait un moment qu’il y a des tentatives de normalisation, depuis les années 2000. Il est difficile de dire jusqu’où ça ira mais je pense que le paroxysme guerrier que l’on a vu en Syrie est devenu aujourd’hui politiquement insupportable pour tout le monde, nous sommes plutôt dans les manœuvres d’un futur après-guerre aujourd’hui. Les Palestiniens sont de plus en plus divisés, Israël est en train de négocier avec le Hamas contre l’OLP, il joue dans la division extrême de ces camps. Paradoxalement, Israël a des relations avec les différents camps ennemis du Golfe. Avec le Qatar, il garde des liens puisque l’émirat a la fonction de financer Gaza. En même temps, les Israéliens se sont complètement retrouvés sur la ligne de Mohamed ben Salmane par rapport à la Syrie. Parmi les amis de la Russie, ce sont les deux qui ont les positions les plus semblables, disant ok restez mais pas d’Iran. De ce fait, Netanyahou a remporté un certain nombre de succès, le dernier étant l’accession de Bolsonaro au pouvoir au Brésil. Les Israéliens sont en train de construire une position inexpugnable. C’est destiné à les mettre dans une position de force, dans la perspective de la grande négociation de la région. Ils n’ont pas vocation à rester perpétuellement un Etat militaire. Finalement, le conflit israélo-arabe était central en 1973, aujourd’hui, le conflit israélo-palestinien reste présent mais il est l’un des conflits de la région. A ce jour, le conflit sunnite-chiite est prévalent. Quand les Palestiniens de Gaza se font tuer par les snipers israéliens lors des manifestations de la Grande marche, au regard des innombrables morts en Syrie, au Yémen, en Libye, ça n’a pas fait de bruit dans la presse et l’opinion publique arabe.

Peut-il encore y avoir une solution au conflit qui ne soit pas aux dépens des Palestiniens?
Tant que les Palestiniens sont aussi divisés, ça fait le jeu de leurs adversaires. Il y a aussi une sorte de fatigue arabe d’avoir soutenu les Palestiniens, parce qu’au fond, cette cause n’a pas tenu les promesses que les soutiens arabes mettaient en elle. Il semble qu’il y a beaucoup d’arabes aujourd’hui qui veulent se projeter dans le système monde sans être obligés de passer à travers le soutien à la cause palestinienne. Je pense que c’est une des choses aussi qui a changé, y compris parce que les conflits intra-sunnites, et sunnites-chiites ont une importance au moins équivalente.

Entrevoyez-vous une politique européenne plus visionnaire à l’égard du Levant?
Pas encore. Nous sommes trop «court-termiste». La vision de l’Europe, en novembre 2018, ce sont les élections de 2019, l’Europe va-t-elle être capable de surmonter l’assaut des partis nationalistes et xénophobes? Le mal fonctionnement de l’Europe, le fait que le gouvernement européen soit non élu et dominé par des lobbies, le sentiment des Européens de ne pas avoir quelqu’un qui les représente, plus la question migratoire et l’obsession sur le grand remplacement par les migrations musulmanes, sont devenus un irritant dont les partis d’extrême-droite font leur cheval de bataille. C’est un vrai enjeu. Il ne suffit pas de dire l’Europe, il faut aussi la transformer.


Jenny Saleh
 

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