Magazine Le Mensuel

Nº 3102 du vendredi 7 juin 2019

Point final

La formule Sfeir est toujours valable, mais…!

Huit ans après la démission du patriarche maronite Mgr Nasrallah Boutros Sfeir, et son choix de se cloîtrer dans le silence, «afin qu’il (son successeur, Mgr Béchara Raï) grandisse et que je diminue», l’élite libanaise ainsi qu’une bonne partie du peuple libanais en ont décidé autrement. Ils l’ont intronisé «patriarche de la deuxième indépendance».
Dès que les informations sur son état critique ont commencé à filtrer, une sorte de prise de conscience a secoué la mémoire collective libanaise. Les Libanais qui avaient constaté, avec amertume, il y a quelques temps, que les tractations et les conflits partisans, à caractère confessionnel, ont terni l’image de l’affranchissement de l’hégémonie syrienne, ont voulu, à travers les manifestations et la mobilisation fascinante à l’annonce du décès du grand homme, remettre les choses à leur place.
Ils ont rappelé les politiciens à l’ordre: «Il est vrai que vous avez cueilli les fruits de la libération du Liban, réparti entre vous les postes présidentiel, ministériels et parlementaires. Mais c’étaient nous – les Libanais de toutes appartenances régionales, confessionnelles et professionnelles – qui avons, sous la houlette du grand homme, libéré le pays et récupéré son indépendance et sa souveraineté. Vous, les politiciens (la majorité écrasante du moins), vous avez été ou bien bannis, exilés et emprisonnés, ou bien vous avez composé avec l’hégémonie syrienne et profité de votre soumission.»
Bien avant son avènement à la tête du patriarcat maronite, Mgr Sfeir savait que pour en finir avec ce que l’on appelait «la tutelle syrienne», il fallait transformer l’opposition «chrétienne» à la présence syrienne en une opposition transcommunautaire. Il adopta dès son élection un discours national dépassant les doléances des chrétiens bien que ceux-ci se sentaient les plus lésés et marginalisés, voire visés par les dispositifs des autorités syriennes et leurs vassaux libanais.
Quinze ans ont passé avant que son hameçon piqua d’abord le «Forum démocratique» de l’ancien député Habib Sadek et ses confrères de la «Rencontre démocratique» du leader druze, le député et, plus tard, le Premier ministre Rafic Hariri. Pour y aboutir, il a parrainé la fondation «des assises de Kornet Chehwan», composées des représentants des partis et courants chrétiens de l’opposition, qui n’arrivaient jamais à s’entendre sur une politique commune, ainsi que des personnalités politiques indépendantes ayant de bons rapports avec les milieux musulmans.
Quinze ans durant, il a fait la sourde oreille à des communiqués, manifestations, diatribes, et mêmes des avertissements du pouvoir syrien. Il n’a jamais fléchi, a poursuivi ses critiques contre la mainmise syrienne, les dérives des gouvernements successifs et l’atteinte à la Constitution ainsi qu’à la liberté d’expression ou d’action, mais surtout il n’a jamais riposté aux hommes politiques en particulier quand il s’agissait de musulmans, car il ne voulait, à aucun prix, être la raison d’une scission supplémentaire.
Le patriarche Sfeir n’est plus, mais sa formule magique qui a réalisé l’impensable, à savoir le retrait des troupes syriennes, est toujours valable. Ce n’est pas un secret des dieux qu’une vraie détresse envahit, aujourd’hui, le peuple libanais qui fait assumer la responsabilité de la détérioration de son niveau de vie aux dirigeants du pays. Ceux-ci ont perdu leur charme d’antan, surtout après les scandales quotidiens, et sont désormais dans la ligne de tir de chaque citoyen qui ploie sous la crise économico-politico-sociale. Le rêve d’en finir avec la caste politique actuelle chatouille désormais la pensée des Libanais.
Ce désir de changement ressemble aux aspirations à l’affranchissement de la tutelle syrienne. Il est autant voire plus difficile de le réaliser. Car il ne suffit pas d’appliquer à la lettre la formule Sfeir et de mettre sur pied une initiative multiconfessionnelle ayant pour but de réformer la situation au Liban. Il est impératif d’avoir des personnalités de la trempe de Sfeir. Et là réside toute la difficulté.

 

Antoine Saad
Journaliste, écrivain,
éditeur Biographe du patriarche Nasrallah Sfeir

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