Après 12 Libanais en colère par les détenus de Roumié et Shahrazade à Baabda par les détenues de Baabda, Zeina Daccache a commencé à préparer, dès juin 2015, une nouvelle pièce avec les prisonniers de Roumié. Johar… up in the air a été présentée à la prison même, les 11, 12, 18 et 19 mai, et le sera encore une fois, le 25 du mois.
Johar… up in the air commence presque en douceur. Une projection vidéo qui nous fait remonter dans le temps quand Youssef avait raconté qu’il était condamné à perpétuité, pour homicide, devant le public qui était allé à la rencontre des prisonniers de Roumié, afin d’assister à la pièce 12 Libanais en colère. On était alors en 2009. Nous voilà à nouveau, en 2016, au même endroit. Et Youssef apparaît. Le souffle se coupe, un effroi emmêlé à une sorte d’émerveillement, l’espace de quelques minutes, le temps de réaliser qu’il ne s’agit pas d’une quelconque reconstitution, mais d’une vie figée. Celle de Youssef. Youssef qui a maintenant les cheveux grisonnants, les traits un peu tirés et le regard qui semble las. Sept ans ont passé depuis, sept années qu’il se refuse cette fois à compter en mois, en jours, en minutes, en secondes. Youssef est toujours le doyen des acteurs-prisonniers: en 2009, il comptait 18 ans d’emprisonnement. Aujourd’hui, cela fait 25 ans qu’il est derrière les barreaux.
Derrière les barreaux, pour la vie
Entre-temps, sept ans se sont écoulés. Entre-temps, l’«image» de Youssef a fait le tour du monde, la pièce et le documentaire 12 Libanais en colère ayant été projetés dans plusieurs festivals internationaux. On s’est habitués à s’émouvoir. Le temps reprend ses droits, l’oubli aussi. Et nos vies continuent. Mais lui, il est toujours là, il fait partie de ces «oubliés».
Les «oubliés» de Roumié, les condamnés à perpétuité, les condamnés à mort et les détenus souffrant de maladies mentales. Ce qu’ils ont en commun: la prison à vie. Une sentence d’autant plus troublante pour ceux qui souffrent de troubles mentaux, que la relaxe ne peut avoir lieu, comme le stipule la loi, qu’après la «guérison de la folie». Or, on ne guérit pas dans ces cas-là, on traite la maladie, on la gère. Et d’ailleurs, est-il encore concevable de parler de «folie» quand on évoque les maladies mentales?
«Fou, imbécile, possédé», les mots des détenus tonnent, à travers des monologues et de courtes scènes qui ont été écrits à partir de leurs propres histoires. Et comme l’affirme l’un d’eux, en prélude à la pièce, dans l’impossibilité de mettre sur scène les détenus du «bâtiment bleu» souffrant de maladies mentales, les détenus à vie ont décidé d’être leur porte-parole, de faire entendre leurs voix.
Dans un bâtiment étroit, une fois toutes les mesures de sécurité accomplies, le public s’installe. Trente-huit détenus, de plusieurs nationalités, libanaise, syrienne, palestinienne, brésilienne, française…, enchaînent les séquences, déstructurées, en images, en mots, en musique, comme peut l’être un esprit en divagation, déconnecté du monde qui l’entoure, insouciant du regard de l’autre. «Le potentiel gaspillé» qu’ils constituent croise l’absence de la «culture du pardon au Liban». Il n’y a pas de place au pathos ou à la détresse, l’humour et le rire restent leurs ultimes armes, la danse, le chant et la musique aussi, à travers lesquels ils distillent leur vie en prison. Zeina Daccache, assise parmi l’audience, intervient parfois, pour une directive pratique, pragmatique, le rappel d’une phrase ou le ton d’une voix à hausser.
Raconter, comme acte de témoignage
Monologues ou scènes à deux ou à trois, l’une des séquences les plus marquantes est celle où une dizaine de détenus sont ensemble sur scène, chacun pourtant dans son univers isolé, attelé à une activité qu’il répète, inlassablement, dans l’étroitesse du carré où il se meut. Une scène qui se répète, elle-même, à deux ou trois reprises, comme pour rappeler, encore une fois, que le temps se suspend, comme ce détenu filmé dans le «bâtiment bleu» qui souhaiterait, à sa relaxe, louer une maison, l’espace de trois ans, avec son économie de 4 000 livres libanaises, du temps où le dollar équivalait à 16 livres libanaises.
«J’ai appris le sens des mots ‘‘dignité’’, ‘‘patience’’, ‘‘prière’’ et qu’on n’a pas le droit de tuer quelqu’un sous aucun prétexte». Loin de tout regard de compassion ou de jugement, de part et d’autre, les détenus assument leur vie, leurs crimes. C’est peut-être leur destin qu’ils chercheraient à assumer, et cela, ils ne peuvent le faire seuls. Ils ont besoin d’une loi, d’une modification de la loi, du code pénal libanais qui, comme lance un des détenus, est copié du système français qui, lui, a évolué. Au Liban, non, on n’a pas copié cette évolution. Leur destin reste ainsi ancré dans l’incertitude la plus totale oscillant «fi mahab el ri7». C’est dans cet objectif que s’inscrit la pièce.
Johar… up in the air ne peut être approchée comme une pièce ordinaire dont on pourrait relever, de manière objective et critique, les éléments qui préfigurent généralement un travail dramaturgique, comme la mise en scène, le décor, l’éclairage, le jeu des acteurs ou même l’étroitesse de l’espace, la chaleur, l’inconfort des sièges… Zeina Daccache de nous dire, cette fois aussi, que cet inconfort tonne comme un rappel de la vie en prison. Il ne s’agit pas non plus d’établir une comparaison esthétique ou thématique entre Johar… up in the air et 12 Libanais en colère, qui était une première au Liban, qui avait secoué le public et mis les sensations à vif, avant de sombrer dans la routine de la vie. D’ailleurs, s’il y a un comparatif à établir, au-delà même des considérations cathartiques et thérapeutiques, c’est justement par rapport au positionnement des acteurs-détenus. Dans 12 Libanais en colère, ils alternaient entre la représentation des personnages de cette pièce et leur propre vie. Là, les acteurs, les détenus à vie racontent les histoires des «oubliés du bâtiment bleu». Ils sont ainsi dans une position essentiellement dramaturgique: ils sont témoins.
Nayla Rached
Un projet de longue haleine
Johar… up in the air s’inscrit dans le cadre du projet The untold story of forgotten behind bars, implanté par Catharsis et financé par l’Union européenne, en collaboration avec les ministères de l’Intérieur et de la Justice. Ce projet a pour objectif l’amélioration de la «santé mentale» dans les prisons libanaises et une législation adaptée aux détenus souffrant de maladies mentales et aux détenus à vie.
www.catharsislcdt.org
Photos: Dalia Khamissy et Patrick Baz