Un semblant d’éclaircie dans les relations ombrageuses entre l’Iran et l’Arabie saoudite a pointé le nez, à la mi-mai, par une déclaration du ministre saoudien des Affaires étrangères, Saoud el-Fayçal. Les facteurs de tensions entre les deux puissances régionales sont nombreux. Reste à savoir lesquels figurent en tête de leurs priorités. Analyse.
Peu après son élection, il y a presque un an, le nouveau président iranien, Hassan Rohani, avait lancé un appel du pied au rival saoudien. Appel resté à l’époque lettre morte, sur fond de vif mécontentement du royaume wahhabite. On s’en souvient, pour marquer sa désapprobation d’un rapprochement entre Téhéran et Washington, Riyad n’avait alors pas hésité à refuser de siéger au Conseil de sécurité des Nations unies.
Neuf mois plus tard: nouvelle donne. Comme s’ils semblaient s’être fait une raison du réchauffement inéluctable des relations entre leur meilleur allié – les Etats-Unis et leur meilleur ennemi – l’Iran, les Saoudiens paraissent avoir changé leur fusil d’épaule. C’est Saoud el-Fayçal, le ministre des Affaires étrangères du royaume, qui s’est chargé du message. «L’Iran est un voisin avec qui nous allons négocier», a-t-il déclaré à la mi-mai. «Nous accueillons favorablement des négociations et des rencontres (avec les responsables saoudiens) pour régler les problèmes régionaux, régler les ambiguïtés et développer nos relations», lui répond par la suite, le vice-ministre iranien des Affaires étrangères, Hossein Amir-Abdollahian.
Ce rare échange d’amabilités entre les deux puissances régionales rivales a surpris. Il a donné lieu à de multiples interprétations ainsi qu’à de nombreux espoirs. Pourquoi Riyad a-t-il décidé, dans ce contexte, de jouer l’ouverture en direction de son rival chiite?
Pour Ardavan Amir-Aslani, essayiste et expert du Moyen-Orient, «les Saoudiens se sont résignés à l’idée que le retour de l’Iran à sa juste place dans le concert des nations était inéluctable». «Ils ont fini par acquiescer au bouleversement des alliances dans la région», ajoute-t-il. «Ils ont enfin compris que Washington avait définitivement fait son choix au Moyen-Orient et que son choix se portait sur l’Iran». Thierry Coville, chercheur à l’Institut des relations internationales et stratégiques (Iris), estime pour sa part que «la stratégie d’affrontement avec l’Iran, choisie précédemment, ne menait nulle part». «Face à ce que semblait, vu d’Iran, comme une stratégie d’agression de la part de l’Arabie saoudite, le discours tenu à Téhéran était que la guerre en Syrie devenait un test pour l’influence régionale de l’Iran», précise-t-il. En Syrie justement, les récents événements sur le terrain, avec les défaites de l’opposition extrêmement divisée et les reconquêtes de Bachar el-Assad, de surcroît réélu pour sept ans, pourraient bel et bien avoir changé la donne. Iyad Obeid, directeur de la faculté d’information, branche 1 de l’Université libanaise, est convaincu que les récents développements sur le terrain en Syrie «obligent les belligérants à l’étranger à entamer un nouveau rapprochement visant à rétablir la région d’une manière équilibrée, avec, en fond, le nouvel ordre américano-russe».
Thierry Coville avance également la possibilité «que la stratégie de soutien aux groupes salafistes par l’Arabie saoudite au Moyen-Orient ait été jugée dangereuse à terme, compte tenu des difficultés à contrôler ces groupes». La visite, fin mars, de Barack Obama à Riyad a aussi sans doute eu un impact. Pour Fabrice Balanche, directeur du Gremmo, «les Saoudiens ont compris qu’Obama ne se lancerait pas dans des aventures guerrières au Moyen-Orient et qu’il ne s’y laisserait pas entraîner». «Il maintient 40 000 G.I’s dans le Golfe pour protéger les hydrocarbures et les pétromonarchies, mais il n’est plus question de passer à l’offensive», dit-il.
Soucieux de se désengager du Moyen-Orient pour se concentrer sur la zone Asie-Pacifique, les Américains n’auraient d’autre choix, selon Balanche, que d’obtenir la «complicité de l’Iran pour assurer la stabilité dans la région».
Guillaume Fourmont, rédacteur en chef des revues Carto et Moyen-Orient, fin connaisseur de l’Arabie saoudite, dresse un constat plutôt sévère. «Les Saoudiens mènent une politique étrangère qui réagit sur le moment. Ils ont eu très peur du Printemps arabe, ils ont fait quelques petits coups d’éclat médiatiques pour se réaffirmer. Mais au final, l’Arabie saoudite subit plus qu’elle n’impose». A cela, ajoute-t-il, se greffe un autre facteur. «Le royaume fait face à de nombreux problèmes sur le plan intérieur, tant au niveau politique que social. Parmi ceux-ci, les récents bouleversements dans l’ordre de succession au roi Abdallah, pour le maintien des Saoud au pouvoir, au détriment du clan des Soudeiry, avec la nomination de son demi-frère le prince Moqrin, vice-prince héritier, alors que le prince Salman est très malade. On sait aussi que Saoud el-Fayçal souffre de gros problèmes de dos». Le ministre des Affaires étrangères, qui fait partie de la vieille garde du royaume, a, malgré tout, réussi à sauver sa place, contrairement à Bandar Ben Sultan, évincé après l’échec syrien.
Préoccupé par sa succession, le souverain saoudien aurait, dans le même temps, besoin d’une accalmie avec l’ennemi iranien, pour régler ses problèmes internes.
Invité formellement à se rendre à Jeddah pour assister au sommet de l’Organisation de la Conférence islamique, les 18 et 19 juin prochains, le ministre des Affaires étrangères, Mohammad Javad Zarif, a néanmoins décliné l’invitation, pour cause de négociations sur le nucléaire avec les 5+1. Téhéran enverra tout de même son vice-ministre des Affaires étrangères à Jeddah. Des prémices de contact ont déjà été amorcées le week-end dernier au Caire, à l’occasion de l’investiture du général Abdel-Fattah el-Sissi, avec une rencontre entre Hossein Amir Abdollahian et le prince Salman Ben Abdel-Aziz el-Saoud, qualifiée de «constructive» par l’Iran. Riyad a même élargi son invitation à l’emblématique leader iranien, Akbar Hachémi Rafsandjani.
Si Riyad semble, désormais, disposé à reprendre langue avec la République islamique, les contentieux demeurent nombreux et mettront du temps avant d’être réglés.
L’Irak, la Syrie, le Yémen, le Liban ou encore Bahreïn et la Palestine, sans oublier le dossier du nucléaire iranien représentent d’épineux dossiers à régler. Il reste à savoir, parmi ceux-ci, lesquels sont prioritaires.
De Bagdad à Damas
Pour l’Iran, l’urgence est de régler, en premier, le dossier du nucléaire. La succession des réunions avec le groupe des 5+1, ainsi que la brochette de rencontres bilatérales organisées cette semaine en témoignent. Fabrice Balanche avance que même si les Iraniens vont s’arrêter «au seuil de la bombe, les Saoudiens ont peur». Une situation qui, selon Iyad Obeid, ferait le jeu de l’allié américain du royaume. «Les Etats-Unis veulent que les pays du Golfe soient effrayés par la menace iranienne, car cela leur permet de diriger le jeu politique dans la région». Guillaume Fourmont indique aussi que «les Saoudiens sont inquiets de la présence de la centrale nucléaire de Bouchehr, à leurs portes. Ils pourraient négocier la promesse de l’Iran de ne plus créer d’insécurité régionale».
Mais les récents développements en Irak pourraient bien changer la donne. L’Etat islamique en Irak et au Levant, Daëch, ne cesse d’enregistrer des victoires sur le sol irakien. Les jihadistes sont ainsi parvenus à prendre en totalité, la province de Ninive, la ville de Mossoul, ainsi que deux secteurs de la province de Salaheddine, au nord de Bagdad. Daëch contrôle déjà Fallouja et plusieurs secteurs de la province d’al-Anbar. On peut d’ailleurs s’interroger sur la concordance étrange des événements en Irak avec la main tendue saoudienne à l’Iran. Mécontent de la victoire nette du poulain des Iraniens, Nouri el-Maliki, lors des dernières élections, Riyad tenterait le tout pour le tout en déstabilisant le pouvoir, via Daëch.
Fabrice Balanche souligne que les Saoudiens craignent la mainmise de l’Iran sur l’Irak. «Les deux pays ensemble, cela crée le premier producteur de pétrole au monde. L’Arabie ne dominerait plus l’Opep». De plus, précise-t-il, «en Irak, les chiites ont pris le pouvoir, ce qui est un mauvais exemple pour les chiites saoudiens, mais aussi pour ceux du Golfe». «Les sunnites sont désormais marginalisés sur le plan politique en Irak, ce qui est inacceptable pour Riyad». Une situation qui pourrait expliquer la subite avancée de Daëch sur le terrain irakien.
Ardavan Amir-Aslani indique, de son côté, que les Iraniens «veulent que les Saoudiens cessent de financer l’islamisme dans la province d’al-Anbar. Que Fallouja et Ramadi ne deviennent pas de nouveaux Alep ou Homs» et par là-même, «mettre un terme au morcellement de l’Irak et à la chasse aux chiites dans la région». «En Irak, les problèmes sécuritaires sont toujours les mêmes, le pouvoir central à Bagdad continue d’être l’allié de l’Iran, au moins dans un futur proche, et indubitablement, c’est l’Iran qui garde la main», analyse Iyad Obeid. Il ajoute, qu’en Irak, «les Saoudiens ont fait l’erreur de mettre tous les œufs dans le même panier».
Pour autant, si l’Irak est un enjeu important pour Riyad et Téhéran, la Syrie demeure aussi au cœur de leurs préoccupations.
Partage du gâteau
«La reprise de Homs par le régime a marqué la fin définitive de l’espoir des islamistes de prendre le pouvoir à Damas. Le monde commence à se faire à l’idée qu’Assad non seulement va rester, mais aussi conserver le pouvoir», souligne Ardavan Amir-Aslani. «Les Saoudiens craignent pour l’’après’, avec un Assad renforcé qui, une fois rétabli, ne manquera pas de tourner son regard vers les pétromonarchies du Golfe persique, principaux financiers de l’insurrection islamiste». Fabrice Balanche, pour qui le dossier syrien n’arrive qu’en troisième position des priorités irano-saoudiennes, indique que Riyad se sent menacé par le «maintien d’Assad au pouvoir, qui assure à l’Iran un pont entre le Hezbollah et l’Irak chiite». Même son de cloche du côté de Thierry Coville, qui estime toutefois que «c’est la crise syrienne et ses implications régionales qui sont la priorité».
Si les échanges d’invitation entre les deux pays se concrétisent, une normalisation en bonne et due forme risque, elle, de prendre du temps. Les Saoudiens restent inquiets de voir leur influence se réduire, dans certains pays, au profit de l’Iran.
D’autant que le contexte actuel, avec les défaites enregistrées sur le terrain, en Syrie, par les groupes qu’ils soutiennent, les placent en bien moins bonne position qu’il y a un an. Cela, les Saoudiens comme les Iraniens l’ont bien compris. Ce qui pousse Iyad Obeid à dire que les deux pays pourraient au final se partager le gâteau, selon leurs priorités respectives. «Riyad s’est empressé de soutenir la candidature du général Sissi en Egypte, pour contrer l’influence du Qatar qui comptait sur les Frères musulmans.
Néanmoins, malgré la victoire du général, la situation reste très précaire et menaçante dans le pays. Par conséquent, les Saoudiens demanderont à l’Iran de ne pas s’insérer dans les affaires intérieures égyptiennes et de ne pas aider les Ikhwan», analyse le professeur. Idem au Yémen, où les Iraniens seraient priés de stopper leur soutien aux rebelles houthistes, afin de désamorcer une bombe potentielle, très dangereuse pour l’Arabie saoudite, mais aussi pour l’ensemble des pays du Conseil de coopération du Golfe. La situation en Palestine préoccupe aussi le royaume, car l’Iran dispose, dans la bande de Gaza, d’une carte de choix, avec la force militaire du Jihad islamique.
Sur le volet syrien, Obeid indique que désormais «les Saoudiens comme leurs alliés seront obligés de négocier avec le régime Assad». «Ce qui était interdit hier peut être permis aujourd’hui, tout est possible en politique», ironise-t-il. Sur ce terrain, la carte est plus que jamais entre les mains de Téhéran. «Le Liban étant une partie intégrante des événements en Syrie, il revêt une importance particulière pour l’Iran, auquel se greffe la frontière avec Israël. L’Iran ne peut pas céder aux Israéliens et les Saoudiens le savent bien», affirme encore Obeid. «Ajouté au fait que les Iraniens forment une force beaucoup plus avancée que les Saoudiens, de par leur organisation politique, leur plus grande expérience, avec un système qui peut frapper partout, tandis que les Saoudiens ont actuellement une priorité interne qui est de garder le royaume dans le giron des Saoud. Cela aura pour conséquence qu’à 90%, ils vont laisser la Syrie et le Liban à Téhéran». Suivant cette logique, la balance pencherait désormais davantage en faveur de l’Iran que de l’Arabie saoudite, dans les complexes équations régionales.
Jenny Saleh
Le Liban n’est pas prioritaire
Il apparaît clairement que Beyrouth ne figure pas en tête des priorités des deux gendarmes de la région. D’ailleurs, Hassan Nasrallah l’a bien compris. Dans son discours, le 6 juin, le chef du Hezbollah l’a clairement dit: «Je vous conseille de ne pas attendre les résultats des discussions entre l’Iran et l’Arabie saoudite. Ces discussions n’ont pas encore commencé et aucune date n’a encore été fixée». Alors que certains, au Liban, placent leur pays en tête de l’agenda commun irano-saoudien, ce dossier pourrait n’être au final traité que par défaut. Pour Fabrice Balanche, le Liban n’est qu’une manifestation du combat entre Iran et Arabie. Les Saoudiens ne s’intéressent pas au Liban pour lui-même, ils pensent de toute façon que le problème libanais est insolvable, comme le problème palestinien». Dans ce cadre, l’élection présidentielle ne ferait plus figure que de «message» entre les deux pays. Et, a contrario, si les contentieux entre eux n’étaient pas réglés d’une manière ou d’une autre, cela pourrait impacter de manière négative la situation au Liban. Iyad Obeid, lui, entrevoit le bout du tunnel en septembre. «Je pense que la présidentielle se tiendra juste avant les législatives, prévues en octobre, mais pas avant», affirme-t-il. «Nous allons entrer dans une période précaire qui ne se traduira pas dans des problèmes sécuritaires», présage-t-il. «Dans ce scénario, seul un problème militaire posé par les Israéliens pourrait troubler cette stabilité relative».
Diplomatie tous azimuts
L’agitation diplomatique est à son comble. Depuis quelques semaines, l’Iran a multiplié les reprises de contact avec ses voisins du Golfe, tout en menant, de front, les négociations avec le groupe des 5+1 sur le dossier du nucléaire.
Le 31 mai et le 1er juin, l’Iran a ainsi accueilli en grande pompe l’émir du Koweït, pour une visite qualifiée d’ «historique». Auparavant, les liens se sont aussi resserrés avec d’autres Etats du Golfe. Et l’offensive diplomatique initiée par Hassan Rohani, depuis le début de son mandat, se poursuit. Pour la première fois en dix-huit ans, la Turquie a ainsi reçu le président iranien, pour une visite d’Etat de deux jours, alors qu’Ankara et Téhéran s’opposent sur de nombreux dossiers, dont la Syrie. Une nouvelle ère?
Autre signe que l’Iran compte bien récupérer son rôle de puissance régionale, les multiples rencontres bilatérales, en marge des négociations sur le dossier nucléaire
avec les 5+1.
Lundi et mardi, des négociations directes ont eu lieu à Genève entre les émissaires américains et iraniens: une première. Les Français et les Allemands ne sont pas en reste, les premiers devant s’asseoir à la même table que les Iraniens mercredi. Berlin enverra son représentant dimanche à Téhéran, pour discuter du nucléaire. Il y a urgence, la prochaine session de négociation avec les 5+1 doit se tenir du 16 au 20 juin, avant la conclusion espérée d’un accord global, d’ici au 20 juillet.