Alors que les tensions entre gouvernement chiite et opposition sunnite ont été ravivées par la fermeture du camp de protestation dans la province d’al-Anbar, l’Etat islamique de l’Irak et du Levant (al-Qaïda) a su profiter de la division en prenant le contrôle de la ville de Falloujah et d’autres localités.
En l’espace de moins d’une semaine, al-Qaïda en Irak (AQI), renommée Etat islamique en Irak et au Levant (EIIL), a pris le contrôle de quartiers dans nombreuses villes de l’ouest de l’Irak, principalement dans la province d’al-Anbar.
Jusqu’alors retranché dans le désert irako-syrien, l’EIIL a commencé sa percée le 1er janvier 2014 avec des attaques synchronisées sur plusieurs postes de police des villes de Ramadi, située à 130 kilomètres de Bagdad, et Falloujah, à 70 kilomètres de la capitale. A Falloujah, ville d’environ 350 000 habitants, l’attaque d’un centre a notamment abouti à la libération d’une centaine de prisonniers. Il n’est pas possible cependant de déterminer avec certitude si ces attaques sont le fait de membres de milices tribales, de l’EIIL ou d’une combinaison. Toutefois, la capacité d’organisation et la synchronisation des opérations, ainsi que le style et l’objectif, rappelant étrangement l’attaque du 21 juin dernier de la prison d’Abou Ghraib et la libération de 500 prisonniers, laissent grandement penser que l’EIIL a joué un rôle dans ces récentes attaques.
Preuve de l’efficacité de cette opération de choc, des policiers ont déserté leurs postes après avoir réalisé que leur commissariat n’était pas défendable face à de tels assauts. Le gouverneur d’al-Anbar, Ahmad el-Dulaimi, confirme ces désertions, ajoutant qu’elles ne sont pas limitées aux villes de Ramadi et Falloujah, mais incluent aussi des petites villes comme Khalidiyah ou Hit, situées plus à l’ouest de la région.
Le 3 janvier, pendant la grande prière du vendredi à Falloujah, un commandant de l’EIIL s’est adressé à la foule et a annoncé que le groupe était dans la ville «pour défendre les sunnites contre le gouvernement chiite». Le même jour, des individus dans une voiture de police «volée» ont arpenté les rues et annoncé l’Etat islamique à travers des haut-parleurs. En guise de réponse, les forces de sécurité irakiennes ont bombardé à coups de mortiers l’est de la ville, faisant 6 morts et 87 blessés, a rapporté le bureau médical d’al-Anbar.
Le lendemain, la situation à Falloujah s’aggrave encore. Tandis que les officiels reconnaissent la prise de contrôle par l’EIIL de Falloujah, une source anonyme, rapportée par le site d’information al Iraq news, indique que 75 membres de la 53e brigade de l’Armée irakienne ont été capturés par l’EIIL près de Falloujah. Une source anonyme des services de renseignement irakiens a, par ailleurs, confié au journal al-Masala que des centaines de combattants passaient la frontière syrienne et entraient dans
l’al-Anbar depuis le 1er janvier.
A Falloujah, la situation humanitaire peut vite devenir préoccupante si les combats s’inscrivent dans la durée. Une agence de presse indépendante, Mustaqilla, fait état de routes coupées entre Falloujah et Bagdad, rendant difficile l’approvisionnement en nourriture et médicaments. Des centaines de familles ont également fui leurs foyers bombardés de l’est de la ville.
Les tribus avec l’Etat
Le conflit s’étend à d’autres villes, touchant notamment celles de Ramadi et d’Abou Ghraib, située entre Falloujah et Bagdad. A Ramadi, des affrontements ont eu lieu au centre de la ville, entre les forces de sécurité avec qui combattaient les milices tribales, et les membres de l’EIIL, confiait une source sécuritaire à l’agence de presse irakienne après avoir participé aux combats. Selon cette même source, l’aviation a aussi pris part aux batailles, après que les autorités eurent conseillé aux habitants de quitter leurs maisons.
Cette percée éclair de l’EIIL dans al-Anbar depuis le désert de Syrie à l’est en direction de l’ouest pourrait être une stratégie d’atteindre Bagdad et de repousser les forces armées au sud et à l’est du pays. L’organisation est également présente dans les provinces de Ninawa et de Salaheddine, au nord-ouest de l’Irak. A Mossoul, principale ville du nord de l’Irak, l’EIIL a déjà instauré un réseau mafieux de taxation. Contrôler la moitié ouest du pays, y compris la frontière avec la Syrie, procurerait une vaste zone de déplacement, d’enrichissement et d’armement. Le contrôle des villes frontalières à la Syrie, avec les infrastructures d’accueil, de guérison et d’entraînement, offriraient une base arrière idéale au front syrien.
Si l’appellation «al Qaïda en Irak» a été changée en «Etat islamique de l’Irak et du Levant» (EIIL en français, et ISIS en anglais – Islamic State of Irak and Syria) en partie pour gagner en attractivité face à la concurrence des groupes jihadistes en insistant sur le projet de «califat», les villes de l’Ouest irakien pourraient faire une bonne carte postale pour les nombreux fondamentalistes européens qui hésiteraient encore à partir.
Cependant, l’idée de «club de vacance qaïdiste» en Irak est encore lointaine, tant les événements sont récents et les développements incertains. Le Premier ministre irakien, Nouri el-Maliki, a annoncé le lancement imminent d’opérations contre les combattants de l’EIIL, engageant l’armée irakienne, les forces spéciales irakiennes, ainsi que le Swat.
Les experts estiment que mettre tous les moyens militaires à Falloujah rendrait l’armée irakienne vulnérable en cas d’attaques de l’EIIL sur d’autres fronts, comme au nord à Mossoul par exemple, où il a déjà une assise certaine. De plus, c’est sans compter le risque de pertes civiles et la montée du ressentiment des populations sunnites face au gouvernement chiite.
Toutefois, Nouri el-Maliki a appelé dernièrement les populations de Falloujah à quitter la ville, en prévention du lancement de l’opération. Mais l’accueil de ses directives par la population de Falloujah semble mitigé. Un discours, diffusé à travers les haut-parleurs d’une mosquée, appelait notables, tribus et religieux de la ville à soutenir les efforts de la police locale pour rétablir la sécurité à Falloujah, montrant clairement le refus des habitants de quitter les lieux, ainsi que leur faible soutien à l’armée irakienne, qui représente pour eux le pouvoir à Bagdad (le discours sur: http://www.youtube.co/watch?v=W8w2Q3xMS7A).
Vide sécuritaire
Car c’est cette même armée qui, une semaine plus tôt, a combattu les milices tribales des villes de Falloujah et Ramadi, créant un vide sécuritaire propice à la percée des combattants de l’EIIL. Et c’est ce même chef de gouvernement qui, deux semaines auparavant, taxait de «bastion terroriste» le camp de protestation de Ramadi, sit-in pacifique tenu par des personnalités politiques et religieuses sunnites depuis maintenant plus d’un an, en contestation de la politique jugée «sectaire» du Premier ministre chiite à l’égard des sunnites. Après l’escalade des discours et des menaces venus des deux côtés, la tension avait atteint son paroxysme lorsque Maliki envoya l’armée pour fermer le camp de protestation. Le lendemain, face au déchaînement des passions des milices tribales sunnites contre l’armée irakienne, Maliki ordonne le retrait des troupes de la région. Il n’en a pas fallu plus pour les combattants de l’EIIL, qui, s’infiltrant comme dans un trou de souris, prirent dès le lendemain la plupart des postes de police de la région.
La percée jihadiste doit donc être abordée à l’aune des tensions entre sunnites et chiites, pas seulement au niveau national, mais régional et international. Le bras de fer entre l’Iran et l’Arabie saoudite attise les tensions confessionnelles et cultive le terreau propice à l’implantation de l’extrémisme. Que ce soit au Liban, en Syrie, au Yémen, au Bahrein ou en Irak, la logique pour ces deux puissances régionales est exactement la même: accentuer les divisions pour rendre son partenaire interne dépendant de son soutien et obtenir de lui n’importe quoi.
Maliki n’a peut-être pas parlé de «bastion terroriste» sur demande de l’Iran, mais il sait qu’en vue des prochaines élections, il doit faire ses preuves en faisant taire les protestataires sunnites, dont beaucoup sont proches de l’Arabie saoudite. C’est pourquoi il a trouvé un prétexte tout fait, l’assassinat de sept officiers irakiens par les combattants de l’EIIL dans le désert syrien, pour souffler sur les braises du confessionnalisme, en déclarant la guerre aux terroristes, y compris aux sunnites pacifistes.
Les développements récents en Irak relèvent donc de manœuvres politiques régionales qui ont tourné au fiasco. Jessica Tuchman Mathews, présidente du Carnegie Endowment for International Peace, avait publié en septembre dernier un article invitant à tirer les leçons de l’intervention en Irak pour que l’opération de destruction des armes chimiques soit un succès en Syrie. Peut-être pouvons-nous aujourd’hui retourner l’argument et tirer les leçons de la guerre civile qui frappe la Syrie depuis plus de deux ans, et qui, à force d’être instrumentalisée de toute part, est devenue le terrain de jeu préféré des extrémistes. Heureusement, l’Irak n’en est pas à la guerre civile, mais il semble en prendre la trajectoire. Espérons que la situation ne se dégrade pas aussi vite que s’est améliorée celle des extrémistes.
Elie-Louis Tourny
Les sunnites muselés
Trois jours avant la fermeture du camp de protestation de Ramadi par l’armée le 31 décembre, le député du parti sunnite Iraqiya, Ahmad el-Alwani, un de meneurs du
mouvement de contestation, a été arrêté. Son arrestation a suscité des échanges de tirs à la résidence du député, où son frère a été tué. Plus tard dans la journée, l’accès à la province d’al-Anbar a été refusé au
porte-parole du Parlement irakien,
Oussama el-Nujaifi, qui s’était déplacé avec une délégation pour enquêter sur cette arrestation contraire au principe de l’immunité parlementaire. Le 30 décembre, Oussama el-Nujaifi annonce son retrait du document d’honneur, censé consacrer son rapprochement avec Maliki. Dans la foulée, quarante-quatre représentants du Mutahidun, principale force politique du gouvernorat
d’al-Anbar, annoncent leur démission.