Magazine Le Mensuel

Nº 2925 du vendredi 29 novembre 2013

Livre

Dany Laferrière. «On peut être en voyage et non en exil»

Dany Laferrière quitte son Haïti natal à la suite de l’assassinat de son ami et collègue journaliste Gasner Raymond pour s’installer au Canada où il publie son premier roman Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer. Il présente à Beyrouth son dernier livre, Journal d’un écrivain en pyjama.
 

Qu’est-ce qu’un écrivain en pyjama?
C’est un amateur. Quelqu’un qui fait un lien très naturel entre le travail et le repos. Quelqu’un qui vous reçoit en pyjama s’attend à avoir une longue conversation avec vous, dans une atmosphère décontractée, ce qui n’enlève rien au sérieux du propos. Souvent, quand on invite quelqu’un à prendre le café tôt, c’est pour lui dire des choses importantes mais de manière intime.

Que représente pour vous l’écriture?
C’est la seule chose que je sais faire. J’ai toujours voulu faire quelque chose qui pourrait relier ma vie avec ce que je fais et non diviser vie publique et vie intime. La vie divisée est généralement celle qu’on nous offre. Or, seule l’écriture permet de concilier vie intime et vie publique. La seule chose qu’on peut faire en pyjama.

On dit souvent que c’est parce qu’on a beaucoup lu qu’on écrit. Qu’en pensez-vous?
Dans mon dernier livre, je conseille de lire énormément si on veut écrire. Mais ça ne veut pas dire qu’un bon lecteur est un bon écrivain. Ce qui manque dans le monde des lettres c’est beaucoup plus de bons lecteurs. On a perdu en chemin la dignité du lecteur. Un grand lecteur; on n’entend plus cette expression. Je crois qu’une littérature se définit par la qualité de ses lecteurs. L’écrivain est stimulé de trouver un lecteur qui semble reconnaître en nous des choses que nous ignorons. C’est impressionnant quand nous recevons des lettres de nos lecteurs qui sont supérieures à nos livres. On se dit à ce moment-là qu’on aimerait tellement n’avoir pas écrit et être ce genre de lecteur plutôt qu’écrivain par inadvertance. Parce que maintenant quand une personne a le moindre talent, elle se précipite pour l’exploiter.
 

C’est vrai que, parfois, on a l’impression qu’il y a une profusion de publications?
Souvent, il y a de grands lecteurs qui disparaissent derrière de mauvais écrivains. On aurait bien aimé qu’ils restent des lecteurs, parce que la lecture est une fonction fondamentale dans la littérature. Il y a plein de gens qui lisent, mais on se contente en général de rendre ses émotions, j’aime, je n’aime pas. La littérature n’est pas faite pour être aimée ou pas, mais pour permettre une conversation avec quelqu’un d’autre que l’écrivain. On espère qu’un livre nous mettra en meilleure disposition, meilleure compréhension du monde, que les images absorbées par le lecteur soient restituées à la vie et qu’elles se mêlent à nouveau à la foule des émotions, et non qu’on les renvoie à l’écrivain encore. Sinon, la littérature aura échoué à faire le retour, à nourrir notre vie quotidienne.

 

Vous participez à une conférence aux côtés de Kettly Mars sur le thème: Entre deux angoisses, partir ou rester.
Je ne pense pas que les gens vivent de cette manière très manichéenne. Mais qu’ils rêvent beaucoup. Et dans le rêve, on ne cesse de voyager, on est toujours en mouvement. L’espace géographique ne définit pas uniquement la nature de l’émotion humaine. Quand on lit un livre, on voyage, alors qu’on peut partir sans jamais voyager. Partir ou rester est une réflexion politique. Je pense qu’on peut revenir, on ne cesse de le faire dans la vie, dans nos rêveries. On bouge sans cesse, on n’est jamais là où on semble être.
Je crois qu’on pose beaucoup ce problème dans les pays du tiers-monde à haute teneur politique. Il est lié à la dictature. C’est pour cela que je suis en train d’écrire un livre pour dire qu’on n’est pas obligé d’être en exil comme le dictateur le veut, mais en voyage comme on le veut soi-même. Il croit que c’est une punition. Je crois que c’est une récréation. Je ne peux pas accepter une punition quand il me donne le reste du monde, alors que lui reste dans l’espace confiné où il exerce son pouvoir. Moi je ne cesse de partir et de revenir. Je peux aller où je veux dans le monde. Le mot exil crée une grande nostalgie de l’endroit d’où l’on vient, mais on peut le refuser. On peut continuer à voyager.

Le pays d’origine alors?
On a toujours des émotions de l’endroit où on est né, du paysage que l’on connaît. C’est pour cela qu’il y a l’art précisément, pour suppléer à ce manque. Et puis on ne naît pas forcément à l’endroit où on a pris naissance. Les notions de racines peuvent être dangereuses. Il faut donner une chance à la vie de circuler.

Propos recueillis par Nayla Rached

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