Magazine Le Mensuel

Nº 2925 du vendredi 29 novembre 2013

Livre

Atiq Rahimi. «J’écris pour comprendre»

Atiq Rahimi est venu au Salon du livre, mais surtout au Festival international du film de Tripoli. Sans un nouvel ouvrage, mais muni de ses deux romans Maudit soit Dostoïevski et Syngué Sabour dont l’adaptation cinématographique, qu’il a lui-même réalisée, a inauguré le Festival de Tripoli.

Question de temps et de contrainte, Atiq Rahimi n’avait pas pu venir auparavant au Liban, malgré l’envie qu’il en avait. Jusqu’au jour où Jocelyne Saab le contacte pour l’inviter à cet «événement magnifique qui a comme slogan «Résistance culturelle». Je crois qu’aujourd’hui, on a beau travailler politiquement pour réunir les gens, chasser l’obscurantisme, rien n’est efficace. Il n’y a que la culture qui arrive à nous donner un peu d’espoir. Au fil de l’histoire, elle a toujours su créer un pont de communication. Elle est nécessaire car elle permet à chacun de nous de faire le deuil de nos morts, de réfléchir, de prendre conscience de la sauvagerie, de nous-mêmes, de ce que nous avons commis. Il n’y a que la culture qui arrive à nous mettre face à notre conscience, car ça sort peut-être de notre inconscient là où nous sommes le plus humains».
Vivant en exil depuis dix-huit ans, Atiq Rahimi écrit. Il écrit pour comprendre, depuis 1996 quand les talibans ont pris le pouvoir en Afghanistan, quand il a eu une fille, quand il a appris que son frère a été tué, qu’il n’a pas pu faire le deuil. Terre et cendres, Les mille maisons du rêve et de la terreur, Syngué Sabour, Maudit soit Dostoïevski, autant de romans «pour comprendre pourquoi un pays comme l’Afghanistan, à peine sorti d’une guerre contre les Soviétiques, est tombé dans une guerre civile, frère contre frère, la guerre la plus atroce qui puisse exister dans le monde. A chaque fois que j’essaie de comprendre quelque chose, j’écris là-dessus. Justement pour faire le deuil. Parce que si on ne le fait pas, on tombe dans la violence, dans la vengeance. La culture nous permet de surpasser tout cela. Et la justice aussi, c’est-à-dire le procès des criminels, pour les accuser, les mettre face à leur conscience, devant l’Histoire. C’est très important. C’est pour cela que je me bats toujours».

 

De mots en images
«Et puis, je fais des films pour comprendre mes romans», s’exclame-t-il, tout en sourire et en sous-entendus. C’est que Atiq Rahimi est cinéaste de formation. Et ses trois premiers romans, il les a adaptés au grand écran. «Au cinéma, il y a quelque chose de particulier. Dès que vous posez la caméra quelque part, le chef opérateur vient vous demander pourquoi ici. Le comédien aussi vous demande pourquoi il doit dire telle ou telle phrase. A commencer par le producteur qui investit son argent, tout doit être justifié au cinéma. Ce qui vous pousse à réfléchir encore plus».
En attendant peut-être l’adaptation de son dernier roman, Maudit soit Dostoïevski. Mais pourquoi Dostoïevski? Le mot revient encore: «Pour comprendre ce qu’est un crime, ce qu’est un châtiment. Pour comprendre ma société et réfléchir sur la notion de crime en temps de guerre». En 2002, quand il revient en Afghanistan, après dix-huit ans d’exil, il voit «tous ces seigneurs de guerre, ces islamistes, se promener dans les rues de Kaboul, tout fiers, sur les ruines d’une ville magnifique. Je me suis demandé pourquoi ils ne souffrent pas de leurs crimes? La notion de culpabilité n’a pas été traitée dans notre culture, philosophie, poésie, littérature. Ni même dans notre religion. L’islam, contrairement aux autres religions abrahamiques, a chassé la notion de péché originel. Dieu a pardonné et nous a mis sur cette terre pour passer certaines épreuves afin de garder notre innocence, notre pureté. C’est de là que vient l’idée de conservatisme très chère à l’islam. Personne n’a encore réfléchi à ce point; si je suis innocent c’est que c’est l’autre qui veut m’entraîner dans le péché. Si la femme doit se couvrir, c’est parce que ça excite l’homme. Mais ce n’est pas le problème de la femme, c’est celui de l’homme. Le péché vient toujours des autres». Une autre problématique, chère également à Dostoïevski, a suscité l’intérêt de Atiq Rahimi. «Une phrase des Frères Karamazov dit que si Dieu n’existait pas, Dieu serait capable de tout. Justement mon personnage, Rassoul, se demande comment est-ce que dans un pays comme l’Afghanistan, où tout le monde croit en Dieu, on se permet de commettre les crimes les plus atroces en toute liberté».
En pleine déshumanisation, en plein absurde? Maudit soit Dostoïevski relève en même temps de Crime et Châtiment, du Procès de Kafka, de L’Etranger de Camus. «Trois réflexions importantes sur le crime et la justice. Chez le premier, la question est religieuse, chez le deuxième, elle est politique, et chez le troisième, elle est existentielle». Et à la fin, le roman s’ouvre à la philosophie indienne pour laquelle Atiq Rahimi avoue avoir un faible. «Je crée des situations pour discuter après et peut-être comprendre pourquoi on n’a pas fait le procès. Car, à ce moment-là, chacun justifiait son crime, l’un au nom d’Allah, l’autre pour des raisons d’ethnie, de patriotisme, de vengeance… J’aime bien que ces romans soient les plus lus dans nos pays».

Nayla Rached

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