A la veille de Noël, et en toute discrétion, le ministre syrien de l’Intérieur, le général Mohammad Ibrahim el-Chaar, quitte son lit d’hôpital pour rejoindre la capitale syrienne, une semaine seulement après avoir été admis à l’Hôpital américain de Beyrouth. Les raisons de ce départ précipité n’ont pas été révélées par les autorités syriennes, mais que cette exfiltration soit survenue, quelques heures après la déposition d’une plainte contre l’intéressé devant la justice libanaise, laisse penser que le général a pris la fuite par crainte d’être arrêté. Parcours de l’un des pontes du régime syrien.
Il y a quelques années, Mohammad Ibrahim el-Chaar, alors colonel dans les services de renseignements militaires syriens, arrêtait et interrogeait quand bon lui semble les citoyens libanais. Les temps ont bien changé depuis les années 80, quand l’officier servait dans la région du Liban-Nord. Depuis cette époque, il n’était plus venu au Pays des Cèdres ayant été nommé chef des services de renseignements dans la province d’Alep, succédant ainsi à un autre général qui deviendra, lui aussi, ministre de l’Intérieur, Ali Hammoud. Il fut ensuite nommé chef de la police militaire, poste qu’il céda le 14 avril 2011 au général Abdel-Aziz Jassem el-Challal après sa désignation au poste de ministre de l’Intérieur dans le gouvernement de Adel Safar. Entre-temps, Challal a fait défection.
Agé de 62 ans, Mohammad el-Chaar est issu d’une famille sunnite de la province de Lattaquié, plus précisément du village d’el-Zahraa. La proximité de son village avec la montagne alaouite a toujours nourri en lui une fascination pour ses voisins de la communauté dominante au plan politique. A 21 ans, il intègre l’Académie militaire et rejoint dès le milieu des années 70 Saraya al-Difaa (brigades de défense), une force d’élite commandée par Rifaat el-Assad, oncle du président Bachar el-Assad, considérées alors comme une division réservée aux officiers alaouites. En 1984, il s’illustre dans la bataille de Hama contre les Frères musulmans, prouvant ainsi que le régime pouvait compter sur sa loyauté indéfectible. Quelques mois plus tard, il fait le bon choix et se range aux côtés du président Hafez el-Assad dans la guerre fratricide qui l’opposa à Rifaat, et qui s’acheva par l’exil de ce dernier à Moscou puis en Espagne.
Même si Mohammad el-Chaar n’a jamais été un intime du cercle restreint et fermé du pouvoir, le régime a toujours pu compter sur lui. Quelques années plus tard, en sa qualité de chef de la police militaire, il ordonna à ses hommes d’écraser une révolte qui avait éclaté dans la prison militaire de Saydnaya, provoquant la mort de dizaines de détenus. C’est justement ce fait d’armes, en juillet 2008, qui lui valut une plainte pour crimes contre l’humanité, déposée par un certain nombre d’opposants syriens auprès des autorités libanaises et de la justice internationale. Dans le même temps, l’avocat libanais Tarek Chandab présentait une autre plainte à Tripoli, accusant Chaar d’avoir pris part au massacre perpétré par les troupes syriennes contre les milices islamistes qui contrôlaient la deuxième ville du Liban en 1986. Selon l’avocat, le colonel Chaar serait responsable de la mort de plus de six cents personnes à Bab el-Tebbané et doit, par conséquent, répondre de ses crimes. Me Chandab, lui-même torturé dans les années 80 sur ordre de Chaar, juge que le gouvernement libanais a le devoir d’agir rapidement pour arrêter le suspect. Message reçu, puisque moins de 24 heures après la déposition de cette plainte, l’officier devenu ministre prenait avec sa fille un jet privé pour Damas, afin de ne pas embarrasser le gouvernement de Najib Mikati qui dit se «dissocier» des événements syriens. Des sources bien informées rapportent que des proches de Mikati se seraient rendus au chevet du ministre syrien pour le prier de quitter Beyrouth, sa présence embarrassant le gouvernement, qui ne peut pas faire face aux pressions internes et externes à ce sujet.
Des médecins libanais
Une source proche des parents des victimes de Mohammad Chaar a expliqué à Magazine que le but de la plainte n’était pas tant dans l’espoir d’une action de la justice libanaise mais plutôt de celle de la justice internationale. «Nous savons très bien que le gouvernement actuel n’aurait jamais entendu et encore moins arrêté le général Chaar. C’est la raison pour laquelle nous avons demandé à l’Interpol d’émettre un mandat d’arrêt international contre lui, précise cette source. Le but étant de forcer le Premier ministre Mikati à agir, tout en rendant impossible toute fuite du suspect en dehors de la Syrie à l’avenir, sachant qu’il figure déjà sur les listes noires des pays occidentaux».
Quoi qu’il en soit, Chaar a préféré ne pas prendre de risques et a rejoint l’hôpital militaire de Techrine, à Damas, avec la même équipe médicale libanaise qui a traversé le poste de Masnah au moment même où il atterrissait à l’aéroport de Damas.
Une personnalité libanaise qui a rencontré Chaar lors de son passage à Beyrouth, a révélé à Magazine alors que rien ne laissait penser que le ministre comptait rentrer chez lui. «Nous l’avons vu le 23 décembre et, visiblement, il n’avait pas prévu de quitter Beyrouth de sitôt, puisque son traitement devait durer au moins dix jours encore, affirme cette source qui a requis l’anonymat. Il était à l’aise et souriait, racontant des anecdotes datant de la période durant laquelle il servait au Liban. Son état de santé n’était pas inquiétant. Il souffrait juste de brûlures et de blessures diverses. En tout cas, il n’avait pas du tout l’air d’un hémiplégique». Le visiteur a ajouté qu’il a été surpris du fait que très peu de personnalités libanaises se soient rendues auprès de lui: «Dans le passé, quand un officiel syrien passait par l’AUH, des dizaines de politiciens libanais se pressaient à son chevet. Mais cette fois, quand je suis entré dans la chambre du ministre, il n’y avait qu’un seul ancien responsable libanais. Personne n’attendait dehors et pendant les trente minutes passées dans sa chambre, il a juste reçu la visite d’un ancien ministre, médecin dans ce même hôpital. Il n’y avait même pas un bouquet de fleurs pour lui souhaiter la guérison».
Un homme discret et distant
Mais malgré la froideur qui a accueilli Chaar à Beyrouth, les forces du 14 mars n’ont pas apprécié qu’un ministre baassiste soit soigné alors «qu’au même moment le sang du peuple syrien coule à flots du fait de la répression du régime Assad». Le général devra suivre pendant quelques semaines encore un traitement avant de reprendre le travail, donnant du temps aux travaux de restauration qui se font dans son ministère. Chaar a reçu un cadeau d’adieu alors qu’il prenait l’avion. Plusieurs médias libanais ont rapporté qu’il avait été remplacé par le général Rustom Ghazalé. Information qui s’est avérée inexacte.
Pendant ce temps, les rumeurs vont bon train sur les circonstances de l’attentat contre le ministère de l’Intérieur. La chaîne de télévision al-Jadid a rapporté que l’attentat contre Mohammad el-Chaar était dû à la trahison du chauffeur personnel du ministre.
On sait très peu de choses sur la personnalité du ministre syrien de l’Intérieur. Depuis sa nomination, il n’a jamais accordé d’entrevues et s’adresse très rarement aux médias dans des conférences de presse. Une source bien informée rapporte à Magazine que Mohammad el-Chaar est un homme de l’ombre qui «n’aime pas les médias et a toujours préféré travailler en toute discrétion. Un personnage sévère et strict, qui garde ses distances dans ses rapports, même avec ses plus proches conseillers. Sa nomination en avril 2011 est due au besoin du régime d’avoir une personnalité sunnite à la tête du ministère de l’Intérieur qui ne risquerait pas de prendre la fuite, ou de travailler en secret pour le camp adverse».
Il reste une question-clé: pourquoi le général Chaar n’a-t-il pas suivi l’exemple de son ancien Premier ministre, Riad Hejab, qui a choisi le chemin de l’exil? En effet, en moins de six mois, il a été victime de deux attentats sanglants et sa visite au Liban lui avait ouvert la voie pour emboîter le pas aux nombreux responsables syriens dissidents? Pour répondre à cette question, Magazine s’est adressé à l’opposant syrien Ayman Abdel-Nour, qui fournit l’explication suivante: «Chaar est vu comme un pilier essentiel du système de répression baassiste. Il a toujours été loyal au clan alaouite à qui il doit tout et a toujours adopté une position très sévère à l’égard de l’opposition, surtout de sa branche islamiste». Selon Abdel Nour, «Chaar est un criminel de guerre qui doit être jugé pour le sang qu’il a fait couler à Saydnaya et au Liban-Nord. L’homme a du sang sur les mains et a été choisi à ce poste justement pour accomplir ce que son prédécesseur Mohammad Sammour avait refusé de faire. Ce dernier s’était opposé au choix du régime de mater la révolte par la force et le pouvoir a choisi Chaar car il était prêt à faire ce sale boulot».
Une chose est sûre, le ministre syrien de l’Intérieur est aux yeux des forces de l’opposition l’une des personnalités les plus sanguinaires du régime et constitue une cible privilégiée à abattre. Entre les deux camps, seule la voie des armes est possible et Mohammad el-Chaar, qui devra bientôt rependre ses fonctions à la tête du ministère de l’Intérieur, a déjà survécu à plusieurs tentatives d’assassinat, sans pour autant abandonner le président Assad, comme l’a fait avant lui Jihad Makdessi ou Manaf Tlass. Pour comprendre la fidélité sans faille de Chaar, il faut remonter à ses origines pauvres, à son enfance dans la campagne de Lattaquié, à son service pendant quarante ans dans l’armée de Hafez el-Assad et à son dévouement pour le Baas. Tout comme son maître Bachar el-Assad, il n’a qu’un seul choix: maintenir le cap, même si plus personne n’a d’illusions sur l’avenir du régime baassiste qui vit probablement les jours les plus difficiles de son histoire.
Walid Raad
L’attentat de Kfar Soussa
Le 12 décembre dernier, à midi, trois puissantes explosions ont lieu simultanément à l’entrée du ministère syrien de l’Intérieur dans la région de Kfar Soussa, à Damas, faisant dix morts et plus de cinquante blessés. Quelques heures après l’explosion, les autorités syriennes ont assuré que le ministre de l’Intérieur, Mohammad el-Chaar, n’était pas parmi les victimes, car au moment de l’attaque, il ne se trouvait pas dans son bureau. Des propos relayés tout au long de la journée du 12 décembre par la télévision d’Etat. Mais les jours sont passés sans que le ministre n’apparaisse à la télévision, laissant planer des doutes sur la version officielle. Les doutes se sont dissipés quand une semaine plus tard, le général arriva à l’aéroport Rafic Hariri en compagnie d’un de ses conseillers, lui aussi blessé, pour être traités en toute urgence.
Un survivant
Mohammad el-Chaar est un survivant. Des proches du ministre ont révélé à Magazine qu’en 1984 déjà, il avait échappé de justesse à un attentat orchestré par des miliciens proches de Yasser Arafat dans la ville de Tripoli. Mais l’attentat le plus grave fut sans aucun doute celui du 18 juillet 2012, quand tous les camarades du ministre, dont le gendre du président Assad, le célèbre Assef Chawkat, le ministre de la Défense Daoud Rajha et le chef de la cellule de crise, Hicham Bakhtiar, ont été tués. Chaar a échappé à la mort par pur hasard après avoir reçu un appel d’urgence sur son téléphone portable. Il s’était alors levé de la table de conférence pour s’isoler dans un coin de la chambre. Quelques secondes plus tard, un kamikaze se fait exploser au milieu des hauts dignitaires du régime, et le ministre qui avait été donné pour mort, a survécu d’une façon miraculeuse. L’opposition, qui n’arrivait pas à croire qu’il ait pu échapper à une mort certaine, a annoncé qu’il avait été amputé des mains et des jambes. Quelques semaines plus tard, ces informations sont démenties par les images. Cinq mois après, Chaar se trouve dans son bureau quand trois explosions détruisent l’immeuble de son ministère. On l’annonce à nouveau mort, mais il s’en tire avec des blessures graves, notamment des brûlures au ventre et au dos. Le plafond de son bureau s’est effondré sur lui!
Les deux attentats ont été revendiqués par le Front islamiste Al-nosra, proche d’al-Qaïda.
La police militaire perd son pouvoir
Le général Mohammad el-Chaar a occupé pendant près de dix ans le poste de chef de la police militaire, une position stratégique qui lui a permis une mainmise sur tous les officiers de l’armée syrienne et même sur les multiples services de renseignements. Une sorte de police des polices. Pour le remplacer, un autre officier sunnite est nommé: le général Abdul Aziz Jassem el-Challal, considéré alors comme un homme loyal mais sans vrai charisme. Depuis le début de la révolte populaire, le service de police militaire a perdu beaucoup de ses pouvoirs au profit des milices pro-régime majoritairement formées d’Alaouites. Mais surprise! Au moment même où son ancien chef Mohammad el-Chaar rentrait en catastrophe à Damas pour fuir un possible mandat d’arrêt international, Challal apparaissait dans une vidéo sur YouTube, dans laquelle il annonçait, depuis la Turquie, sa dissidence. Une annonce, que le régime de Damas n’a même pas jugé mériter d’être commentée. Les groupes d’opposition ont préféré, de leur côté, observer de loin et avec dédain cet officier qui n’a ni l’allure ni la posture d’un Manaf Tlass.